" Dans toute génération, il faudrait que quelqu'un puisse dire la vérité concrète de l'histoire à laquelle il a été mêlé, tout en écrivant non pas pour porter témoignage, mais pour porter un coup. " Philippe Sollers.
Extrait
Repères
Note d'intention : Pierre Guyotat ou la nécessité théâtrale
"Et maintenant nous ne sommes plus esclaves."
Scénographie
"/ Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveaux-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ; le chauffeur repousse avec son poing libre une chèvre projetée dans la cabine ; / au col Ferkous, une section du RIMA traverse la piste ; les soldats sautent hors des camions ; ceux du RIMA se couchent sur la caillasse, la tête appuyée contre les pneus criblés de silex, d’épines, dénudent le haut de leur corps ombragé par le garde-boue ; les femmes bercent les bébés contre leurs seins : le mouvement de bercée remue renforcés par la sueur de l’incendie les parfums dont leurs haillons, leurs poils, leurs chairs sont imprégnés : huile, girofle, henné, beurre, indigo, soufre d’antimoine - au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint ; ceux des camions, descendus dans un gué sec, coupent des lauriers-roses, le lait des tiges se mêle sur les lames de leurs couteaux au sang des adolescents éventrés par eux contre la paroi centrale de la carrière d’onyx ; les soldats taillent, arrachent les plants, les déracinent avec leurs souliers cloutés d’autres shootent, déhanchés : excréments de chameaux, grenades, charognes d’aigles ;[…]"
Pierre Guyotat
Il est appelé en Algérie (dans les Aurès et le Sahara profond) où se situe manifestement « l’action » d'Eden, Eden, Eden) en 1960, à l’âge de vingt ans. En 1962, il est arrêté par la Sécurité militaire, accusé de porter atteinte au moral de l’armée, il est inculpé de désertion. Les années suivantes, il voyage en Algérie avant de rentrer en France pour rédiger Tombeau pour 500 000 mille soldats paru en 1967 puis Eden, Eden, Eden dont la parution en 1970 sera victime de la censure (affichage, publicité, mineurs).
Tombeau pour 500 000 mille soldats est monté au théâtre par A. Vitez en 1981, en même temps qu'est levée l'interdiction d'Eden, Eden, Eden. Au théâtre, il crée Bivouac au Festival d'Automne à Paris en 1987.
Guyotat aime à parler des sens, particulièrement du toucher, de l'ouïe, comme si son texte devait nous parvenir en sensations. " L'ouïe qui n'est pas que la sensation à la musique que j'ai très forte. " France culture, décembre 2001.
Ses mots sont ceux d'un "chant", son texte est une partition. Ce texte n'est-il pas une sécrétion du corps de l'écrivain, débarrassé de toute psychologie : " il faut montrer la présence de la matière, et de plus, l'embellir, la raffiner, la donner dans son état le plus pur. " Littérature interdite, 1972.
Dans le matériau que devient sa parole, Guyotat mêle viols, crimes, tortures, événements de la guerre d'Algérie, sexualité jusqu'à l'écœurement, et pourtant dans ce flot de gestes sexuels, charriés au milieu d'une violence guerrière insoutenable, il cherche à saisir la pulsion primitive des corps.
" C'est impensable qu'un être humain puisse produire, comment dirais-je, en se coupant de son sexe ; un soldat ne se coupe pas de ses arrières. " Explications, 2000.
" Quand on crée, on rejette ce qu'on vient de créer… J'ai éprouvé de la honte et du dégoût pour les avancées que j'avais produites… " France culture, décembre 2001.
" [...] il faut "entrer" dans le langage de Guyotat : non pas y croire, être complice d'une illusion, participer à un fantasme, mais écrire ce langage avec lui, à sa place, le signer en même temps que lui. " Roland Barthes, Ce qu'il advient au signifiant. Préface d'Eden, Eden, Eden.
Le texte de Guyotat est un souffle où l'on a d'abord l'impression que les mots ne peuvent pas être dits et du coup pas entendus, à la limite de l'audible. Pour dépasser l'inévitable sentiment de provocation et d'arrogance, induite dans la vision de cet Eden atroce, il faut accepter que chaque signe de ponctuation devienne les inspirations, les expirations, les hoquets d'un souffle qui fait éclater les formes, les marques, les taches, les contours, qui éclaboussent une toile énorme impossible à peindre, insupportable à regarder.
Pour comprendre la nécessité de celui qui écrit, il faut immanquablement rencontrer quelqu'un qui parle, qui projette dans un espace qui résonne devant celui qui écoute.
" J'éprouve actuellement le besoin de le "voir" (le texte) et de le donner à voir publiquement. " Vivre, Janvier 1972.
Si les mots éclatent de toute leur brillance ("Le délire est surbrillant") dans leurs entrechoquements, ils le sont aussi exemplairement grâce aux signes innombrables qui les ponctuent et le texte devient véritablement intelligible et nécessaire si la rythmique se confond avec la respiration de celui qui parle. Guyotat bannit le point de son texte : le point arrêterait le souffle, la mort arrête la parole.
La nécessité littéraire d'Eden, Eden, Eden devient une nécessité théâtrale. Cette toile impossible à peindre, ce "cela" qu'on ne peut pas décrire, Guyotat nous dit de le souffler, de l'avaler pour l'expulser.
Matthieu Boisset
Dire la parole de Guyotat, c'est faire le constat de notre propre barbarie archaïque. C'est une exploration de territoires dangereux, censurés, c'est transgresser les lois, lever tous les tabous, mais c'est aussi tout simplement faire parler une langue, un souffle, un être vivant malgré tout. En déclinant l'horreur à l'infini, Guyotat crée une terrible ambiguïté entre la dénonciation et la jouissance interdite de cette cruauté.
Pour dire ce texte, il a fallu non pas chercher à en souligner la violence, l'horreur des viols et des massacres - le hurler, le vomir, le cracher n'aurait en rien permis de reconnaître ou d'entrevoir cet ignoble monstre qui vit en chacun de nous - mais, sans "interpréter", sans que le récitant s'identifie à un possible personnage ou soit identifiable comme bourreau ou victime, chercher à passer le texte en faisant vivre tous les possibles que donnent à voir et à entendre les mots de Guyotat: à la fois le dégoût et l'écœurement certes, mais aussi la fascination qu'engendre et la langue dans sa poésie, et ce qu'elle charrie d'excitant dans la jubilation sexuelle et meurtrière.
L'acteur, donc, questionne le texte en cherchant à "suer" toutes les sensations physiques que provoquent les bruits, les images, les odeurs, les couleurs des corps, des paysages et des objets du texte. Surtout, il ne cherche pas à les vivre - ce qui serait à la fois obscène et prétentieux - mais à lever le voile avec les spectateurs sur notre responsabilité face à notre monstre intérieur.
Une vaste étendue de sable blanc souillée par une multitude de traces de pas, éclairée par des sources lumineuses venant du sol.
Quelques chaises de jardin disséminées dans l'espace.
Sur le mur du fond descend une langue de lierre jusqu'au sol.
Place fixe de l'acteur au centre du plateau dans le lointain.
Jean-Luc Terrade
2 bis, avenue Franklin Roosevelt 75008 Paris