« Qui peut savoir ce que ce fut. Mais ce fut un chef-d’oeuvre, puisque Lorentino y mit le meilleur de lui-même, le dédia où il faut, et que le meilleur de chacun, dédié où il faut, est sans doute un chef-d’oeuvre. » Pierre Michon
La question de l’artiste
Note du metteur en scène
La peinture et Pierre Michon
Qu’est-ce qu’un grand peintre, un chef-d’œuvre ? Qu’est-ce que le talent ? Le génie ? Quel est le destin d’une œuvre ? Comment parvient-elle jusqu’à nous à travers les siècles ? Quels chemins emprunta tel tableau célèbre avant d’arriver au Musée du Louvre par exemple ? Comment s’écrit l’histoire ? Et l’histoire de l’Art ? Comment tout à coup, un peintre modeste devient un grand maître...
Voilà la cité d’Arezzo aux confins de la Toscane froide près de la montagne de la Verna où naquît Michel-Ange et, pas loin de là, Piero della Francesca. C’est là que tout a commencé... C’est la question de l’artiste, de sa nécessaire et douloureuse solitude qui est au cœur de Lorentino d’Arezzo, disciple de Piero della Francesca et l’une des figures de Maîtres et serviteurs.
Maîtres et serviteurs de Pierre Michon est édité chez Verdier.
J’ai lu pour la première fois Maîtres et serviteurs de Pierre Michon en 1992. C’est Jean-Christophe Bailly qui était alors dans l’écriture de Pandora qui m’en parla. En 1992, cela faisait déjà vingt ans que j’allais en Toscane, où se situe la dernière nouvelle du recueil de Michon « Fie toi à ce signe » qui évoque à travers son disciple Lorentino d’Arezzo, le grand peintre Piero della Francesca. Les deux autres récits parlent de Watteau et de Goya.
J’avais vu, bien avant d’avoir lu Michon, l’incroyable fresque de Piero dans la basilique de San Francesco d’Arezzo, « la leggenda della vera Croce ». Ce devait être à la fin des années soixantedix. La fresque et l’église étaient alors en cours de restauration. Des moines vivaient encore là. La lumière était celle que les fresques avaient toujours connue, celle de toutes les heures du jour. Avec le tourisme moderne, on peut encore visiter San Francesco. Il faut prendre à l’avance un billet auprès des services municipaux pour une visite d’une vingtaine de minutes dans une tranche horaire planifiée par ordinateur. La basilique a été archi-restaurée, la lumière sur les fresques n’a rien de naturelle. Des grilles contre les resquilleurs ont été scellées autour de la cappella maggiore. Tout est propre. Il n’y a plus les moines. Des gardiens.
Je connais bien cette partie de la Toscane froide, autour d’Arezzo, la montagne glacée de la Verna qui ressemble au Valais Suisse. La maison natale de Michel-Ange est à une heure de route, à Caprese Michelangelo. Quant à Piero della Francesca, il est de Borgo San Sepolcro à la frontière de la Toscane et de l’Ombrie.
« Fie toi à ce signe » est une histoire de l’art. Qu’est-ce qu’un chef-d’oeuvre, un maître, comment l’un et l’autre parviennent-ils jusqu’à notre lointain XXIe siècle ? Il y a peut-être douze ans de cela, Corrado Invernizzi , qui sera l’unique interprète de ce spectacle, est venu me trouver. Nous avions un ami commun, qui vit en Corse.Il m’apportait pour cette première visite deux bouteilles de vin santo, ce vin de messe qu’on fait en Toscane et qu’on sert au dessert avec des petits biscuits, les cantuccini. Le vin était fait dans sa maison familiale à Cortona, non loin d’Arezzo précisément.
Corrado connaissait bien sûr, Piero della Francesca, la Toscane froide, les paysans toscans. Je lui proposais de travailler sur cette idée, le texte de Michon. Et puis le temps a passé. Corrado connaît par coeur le texte de Michon depuis au moins cinq ans. Il venait me voir tous les ans à Bobigny et nous bavardions, puis il repartait. L’année dernière, je lui ai proposé de le mettre en scène dans ce texte. Il était perplexe, mais accepta. Après tout il connaissait le texte par coeur. Et puis Corrado semble tout droit sorti du texte de Michon. Fie toi à ce signe.
Patrick Sommier
La peinture est présente dès Vies minuscules, et elle est au centre de Maîtres et serviteurs (1990). Est-ce que
pour parler de peinture, c’est-à-dire des corps, des chairs, est pour vous un moyen d’aller vers une écriture
incarnée ? Vous parlez de Proust comme d’un « essai d’incarnation absolue ».
On a dit que la grande peinture d’Occident était tout entière placée sous le signe de l’Incarnation du Christ. Le
grand sujet, c’est la Passion, la Nativité, surtout la Cène sans doute, cette grande chose communautaire. Tous
les autres ne sont que des métonymies de ce sujet-là. Pour nous, le modèle même de l’incarnation du Verbe,
c’est-à-dire aussi bien du Verbe écrit que du Verbe divin qu’on fantasmait jadis, c’est le Christ.
L’incarnation peut être aussi celles des grosses femmes pleines de chair comme dans Rubens, mais ce sont
toujours des femmes qui apparaissent comme tangentiellement à des christs peints, invisibles. C’est le grand
art catholique. Alors, la peinture pour moi, c’est du pain bénit !
On retrouve dans vos textes sur la peinture l’idée d’un échange. Vous citez le dialogue de Claudel, dans l’Echange justement : « Est-ce que quelque chose vaut exactement son prix ? – jamais. »
Un paysan donne un cochon à Lorentino pour qu’il lui fasse un tableau en l’honneur de saint Martin. Et la
perfection de l’oeuvre qu’il va faire lui vient de ce don de cochon. Le grand travail d’art est toujours fait pour être partagé, et vient souvent d’un petit geste de partage préalable. Les grandes oeuvres de peinture, celles
qui font avec un portrait le plus d’incarnation, sont souvent celles de personnes humbles. Regardez les Van
Gogh, les Caravage, ou des Ribeira, des Zurbarán, des Vélasquez. Ces gens qui n’ont plus de dents. Et là, tout à coup, on voit bien qu’il y a de l’homme, comme on disait dans le temps. Tout ça, c’est l’histoire du cochon.
Ces types n’ont à donner qu’une parole dans des dents ébréchées, et le peintre, à ce moment – là, y va de son
chef-d’oeuvre.
Dans le cas de Lorentino, à propos de ce cadeau qu’il peut faire à ces pauvres gens, vous écrivez pourtant : « Sa
colère était trop émoussée pour que tant de charité en sortît ».
Alors, dans ce cas-là, ça n’a pas été un chef-d’oeuvre. Quand je dis colère, ici, ce n’est pas seulement la colère,
c’est aussi l’ambition, tout ce qui mord, tout ce qui a des dents. Et un peintre, ou un auteur, pour être important,
ne peut pas ne pas être en colère contre le destin qui lui est fait d’être mortel, ou que sa mère le soit. Ce n’est
pas possible non plus qu’il n’ait pas d’ambition, parce qu’il ne ferait pas de peinture. Mais si cette colère ne
s’embue pas, ne s’édulcore pas par ce que j’appelle ici charité, mais qu’on peut appeler compassion, amour
de l’échange, volonté de donner, ce n’est pas de la bonne peinture. Il faut que les deux soient là, qu’on ne voit
plus si Vélasquez a fait tel tableau pour peindre le roi d’Espagne et lui plaire, ou pour marquer sa fraternité
avec ce péteux qui vendait de l’eau dans les rues, ce bouffon.
A propos de la possibilité de ce don, vous dites que Lorentino, élève médiocre, avait plus « foi dans les arts » que
son maître Piero lui-même, « puisqu’il n’atteignait pas vraiment les arts et pourtant tout entier était dedans ».
Comment Piero, qui les atteignait indubitablement, ou Vélasquez, auraient-ils foi dans les arts, puisqu’ils savent
que les arts, quels que soient le travail et l’apprentissage, ne sont que du code, s’il n’y a pas de cette colère et
cette charité en même temps ? Alors que quelqu’un qui n’arrive pas vraiment, comme ce Lorentino, s’imagine
que c’est le coup de main, la force créatrice comme on le dis maintenant, et non pas du tout quelques chose
de plus fort et de plus affronté dans l’homme lui-même. la grande peinture et la grande littérature me font cet
effet. regardez Rimbaud : cette compassion absolue pour le monde, et cette colère, cette superbe, ce mépris,
cette ambition, malgré qu’on en ait.
Le roi vient quand il veut - Propos sur la littérature, Pierre Michon, Albin Michel
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