Je me souviens de tout. Quand on a commencé sa carrière il y a tout juste soixante ans, on aurait le droit d’oublier un peu… Eh bien non : Juliette Gréco proclame, haut et fort, se souvenir de tout. De tout et surtout des poètes, « Célestes, si lestes, mes frères de joie », comme le lui fait chanter Orly Chap, qui a écrit la chanson-titre de son nouvel album.
Je me souviens de tout est un album exceptionnel dans une époque où chacun se claquemure derrière ses tubes, où l’on somme les artistes de réduire les risques, où le mot de nouveauté sonne comme un danger… Juliette Gréco a rassemblé autour d’elle Abd Al Malik, Olivia Ruiz, Maxime Le Forestier, Brigitte Fontaine, Orly Chap, Christophe Miossec, Marie Nimier (avec ses complices Thierry Illouz et Marc Estève), Adrienne Pauly, Valérie Véga - le casting le plus étourdissant de l’année, vaste maelström d’audace, de jeunesse, de poésie, d’invention…
Elle aime ces patchworks de générations et de couleurs, de styles et de matériaux, qu’elle pétrit, dompte, colore de sa voix, de sa volonté, de sa liberté. Avec Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez en 2003 et Le Temps d’une chanson en 2006, elle avait montré combien ductile pouvait être son talent, entre les vastes houles de l’orchestre de François Rauber, les grands standards de la variété internationale, les expérimentations rock et les mots radieux de la nouvelle « nouvelle chanson française »… Une femme unique sous cent atours variés…
Gréco a décidé de conserver pour son disque la formule magique de ses concerts au théâtre du Châtelet en 2007 : un accordéon, un piano et une chanteuse. L’accordéon, c’est Jean-Louis Matinier, musicien d’exception qui a dépassé depuis belle lurette toutes les virtuosités et qui fut élève du légendaire Joë Rossi (oui, celui qui enregistra le solo immortel d’Accordéon, la java que Gainsbourg avait offerte à Gréco). Le piano, c’est Gérard Jouannest, l’accompagnateur de Brel, avec qui elle travaille depuis quarante ans et qu’elle a épousé. La chanteuse, c’est, comme elle le dit elle-même, « une chanteuse vivante pour faire de la musique vivante ». Une artiste aux aguets, infiniment précise et infiniment attentive, connaissant la chanson comme personne et toujours avide de se laisser surprendre.
« Je suis toujours chez moi quand j’enregistre », dit-elle. Son producteur Jean-Philippe Allard l’a prise au mot : Je me souviens de tout s’est enregistré chez elle. On a tiré les câbles et branché les micros autour du grand Steinway de Gérard Jouannest, à l’étage de l’ancien presbytère XVIIe siècle qu’elle habite, dans un petit village de l’Oise. Technologie moderne et habitudes anciennes de l’enregistrement direct, mots d’aujourd’hui et tradition de la chanson française classique…
Je me souviens de tout, proclame-t-elle, et nous nous souvenons d’une carrière ahurissante, qui commence un soir de 1949 avec trois chansons dont les textes ont été proposés par Jean-Paul Sartre en personne, et pour lesquels Joseph Kosma lui a composé des musiques. Ensuite, c’est le tourbillon, Jacques Prévert qui lui demande de bien vouloir chanter Je suis comme je suis, les écrivains qui entrent dans la légende de la chanson par sa voix (Raymond Queneau, Robert Desnos, François Mauriac…), Léo Ferré et Georges Brassens qui lui confient leurs nouvelles créations, les jeunes auteurs-compositeurs qu’elle soutient à leurs débuts en faisant découvrir leurs chansons, et qui s’appellent Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Guy Béart… On se souvient de la censure qui interdit de radio des disques entiers de Gréco, on se souvient des hauts cris poussés par les bien-pensants quand elle s’affiche en femme libre dans la France d’avant 68, on se souvient de ses amours et de ses colères, de ses photos sublimes et de ses drus, on se souvient de Déshabillez-moi dont toute la France est amoureuse, on se souvient des chansons légendaires qu’elle a créées – Si tu t’imagines, La Javanaise, C’était bien (le p’tit bal perdu), Votre fille a vingt ans…
Mais elle, elle ne veut pas trop se souvenir, elle ne veut pas jouer à la grande dame de la chanson française, à la doyenne, à la légende vivante. Elle chante depuis soixante ans ? Et alors ? Marie Nimier et Thierry Illouz lui ont donné une belle profession de foi pour clore son album :
« Je n’ai jamais été
Douée pour le passé
Pour les choses bouclées
Pour les choses achevées
Je suis pour que tout change
Et pour tout renverser
Et je n’ai pas fini
De tout recommencer »
Alors, elle a recommencé. Elle parle volontiers « des tonnes de textes » reçus depuis dix-huit mois que l’on a su que Juliette Gréco allait enregistrer un nouveau disque. Elle a beaucoup dit non. « Je m’entends chanter ou je ne m’entends pas chanter. Si je ne m’entends pas, je n’y arriverai jamais. L’émotion doit être immédiate. » Peu importe que ses auteurs aient l’âge d’être ses petits-enfants, qu’ils viennent du rap ou du rock. Il faut que les mots lui parlent, il faut qu’elle s’installe dans les mots, il faut qu’elle puisse les porter avec la même gourmandise que pour Prévert ou Gainsbourg.
Après, « les garçons travaillent » : Gérard Jouannest compose et écrit les arrangements avec Jean-Louis Matinier. Son mari dit qu’elle ne répète pas. « Je ne me construis pas en répétant, confirme-t-elle. Quand je répète, c’est que c’est fini. » Elle laisse les textes faire leur chemin dans sa mémoire, sa conscience, son désir. Puis elle s’approche du piano de Jouannest, mais surtout pour écouter les mélodies d’exception qu’il compose. Et quand vient l’heure, là-haut à l’étage de sa maison, elle délivre la chanson. Une prise, parfois deux, et c’est bon. La chanson est faite. Après, c’est à nous. On se souvient de tout.
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