Depuis le succès de La Confidence des oiseaux, où volatiles et danseurs partageaient le plateau, Luc Petton nous a habitués à l’extraordinaire. Ainsi, dans Swan, il conviait cygnes et solistes dans un ballet de séduction qui naviguait entre relecture du mythe d’Ophélie et création. Pour cette nouvelle aventure, le chorégraphe invite sur scène, dans sa « volière », des grues de Mandchourie, espèce menacée sur son territoire d’origine. Symbole d’immortalité en Asie, révérée en Corée pour sa beauté, à l’origine du dongnae hakchum (danse de la grue) et inspirant contes et légendes, cet oiseau ne pouvait que titiller la curiosité du chorégraphe. Comme toujours, un protocole d’imprégnation, de l’œuf jusqu’au développement des volatiles, s’est mis en place.
« Cette création fera dialoguer deux termes, mélancolie et joie, non pas de façon opposée mais comme composantes fondamentales de l’existence. » Quatre interprètes – dont Anne Martin, ex-soliste de la compagnie de Pina Bausch, et deux danseuses issues de la Korean National University of Arts de Séoul – et quatre grues de Mandchourie seront sur scène. Côtoyer un tel symbole vivant d’immortalité nous confronte inévitablement au sentiment de finitude qui redonne à la vie toute sa valeur. Le symbole perdure et éclaire les instants d’une vie qui passe. Mais la vie recèle également des moments immortels, d’une totale complétude : ceux que procurent la joie et la grâce de l’instant. Les grues avec leur danse et les danseurs avec leur art en sont les porteurs éphémères.
Philippe Noisette
La question qui s’est posée à nous chorégraphes dès le départ a été celle du partage avec l’autre, un « autre » d’une espèce différente de la nôtre. Quelle possibilité de communication, de jeu avec lui ? Quel espace créer pour que la relation puisse exister, sans toutefois lui céder toute la place ? Comme le dit la philosophe Vinciane Despret « chez les animaux, c’est avec le corps qu’on accueille ». Qui donc, mieux que le danseur, pour être ce
vecteur de relation ?
Il y a 400 ans, en Mandchourie, la Nonne Fang Chi Nian étendait ses draps à sécher au soleil. Tous les jours une grue venait se poser sur un de ces draps, le dérangeait, l’accommodait à sa guise. La femme la chassait. Un jour, au lieu de l’épouvanter, elle lui fit une place. Elle posa un drap au sol pour la grue à chaque fois qu’elle tendait les autres. Elle l’invitait à venir, et la grue venait. Un jour un serpent d’eau eut l’impudence de vouloir attaquer Fang Chi Nian : la grue usa alors de toute sa dextérité pour tuer le serpent, inspirant ainsi le style de Tai chi de « la grue blanche ».
Cette légende est le symbole d’une relation séculaire établie entre les grues et les hommes dans les pays d’Extrême-Orient (Corée, Chine, Japon…). Les traditionnelles « danses des grues » de la région de Busan (Corée du Sud) en attestent. Les hommes « empruntaient » aux grues cette grâce et cette élégance qui les fascinaient. Une connivence de vie en proximité rarement bousculée par la chasse de l’un ou de l’autre. Les habitudes des grues dérangeaient peu les hommes et ceux-ci ne les considéraient pas comme des proies potentielles. De nombreuses légendes et mythes découlent de cette rencontre paisible que reflète l’art traditionnel (danses, estampes) de ces régions lointaines. Une raison peut-être pour faire de ces oiseaux non seulement un symbole d’immortalité mais également de sagesse et de paix. Encore aujourd’hui, au Japon, le pliage en « origami » de mille petites grues vient exprimer le désir de vie sans guerre ni violences. Et tout débuta peut-être par ce geste d’accueil et ce drap posé en attente…
Marilén Iglesias-Breuker
Les grues se sont révélées beaucoup plus réceptives à la musique que les autres espèces, avec une écoute très fine, sensible aux variations les plus subtiles. J’ai intégré cette caractéristique dans la composition et nous avons décidé de l’exploiter sur scène où j’interviens en direct, sur le plateau, au milieu des danseurs et des oiseaux.
Il y a une part d’imprévu avec des passages improvisés pour réagir aux évolutions parfois aléatoires des grues, les accompagner et même influer sur leur comportement par la musique. La composition se doit donc d’être ouverte et adaptable, pour pouvoir combiner à chaque fois dans un ordre différent des rythmes alternativement lents et rapides. Cette part de risque et de création spontanée représente un défi pour les interprètes mais rend chaque
représentation unique !
J’ai travaillé et improvisé avec le chef d’orchestre Won Il pour pouvoir intégrer quelques éléments de musique coréenne traditionnelle comme matériaux sonores. Il ne s’agit en aucun cas d’un pastiche mais plutôt de s’inspirer des principes de jeu, avec beaucoup d’expressions différentes, des changements de hauteur, des glissements… L’idée était de créer une atmosphère apaisante et méditative, très zen, tout en jouant sur les polyrythmies avec des changements de rythmes très rapides pour créer une temporalité particulière, un espace-temps différent qui nous emmène vers un ailleurs.
Xavier Rosselle
La chorégraphie pose des intervalles de temps pour que l’accueil se fasse : celui de l’oiseau par les danseurs et celui des danseurs par les oiseaux. En répétition les grues sont curieuses comme des enfants, viennent fouiller, scruter, écouter et, par leur taille, prennent une place royale dans l’espace de jeu. Le danseur reste attentif et répond de façon à la fois précise et aléatoire. La scène devient lieu de coexistence. Cinq interprètes de générations différentes, de 19 à 58 ans, de cultures et de formations différentes, danseurs, musicien, évoluent et dialoguent avec leurs corps, leurs présences si différentes et s’adoptent en se
respectant tout comme ils adoptent les grues.
Et les grues, nous adoptent-elles ? La grue reste un oiseau potentiellement dangereux. A son contact quelque chose d'archaïque et de paradoxalement métaphysique se révèle. Le préhistorique - les oiseaux ne descendent ils pas des dinosaures ? - se conjugue avec l'intemporel, le tangible avec l'intangible. On ne croise pas impunément le regard d’une grue sans que quelque chose ne vibre, quelque chose comme une émotion immémoriale.
Dans le spectacle l'usage d'un voile fait référence au voile de l'illusion. Le drap, référence au drap de la nonne, devient invite au jeu puis linceul. Il permet au danseur de laisser place, de quitter la place. Partager le plateau avec les grues crée un temps suspendu, une sorte de trêve à la réalité quotidienne.
Comme dans les créations antérieures, danser avec des oiseaux implique une disposition à l’imprévisible. Les interprètes, danseurs et musiciens, doivent développer une aptitude à l’aléatoire tout en gardant une trame. La composition se doit d’être à la fois très structurée et « entr’ouverte ». Elle trouve sa conclusion sur le plateau avec une part de création « in vivo ». Ce caractère « in vivo » se retrouve également dans la scénographie de Patrick Bouchain. Le sol, constitué de peaux, devient un vivant biotope sujet à froissements, à mouvements et respiration. Rien de ce qui est donné à priori ne reste figé et univoque. Tout est vivant et affecte. De même, la lumière de Philippe Berthomé crée un espace dynamique qui ponctue l'action, tantôt la précédant tantôt la suivant.
Ce projet hors du commun n'aurait pu se faire sans la collaboration d’Éric Bureau, éminent spécialiste des oiseaux. Il est, entre autres fonctions, le consultant oiseaux de Jacques Perrin. Avec lui un programme de sauvegarde des espèces et de réintroduction en milieu naturel sera réalisé à l'issue du spectacle. En effet, la grue de Mandchourie, malgré le symbole d’immortalité qu’elle incarne, reste paradoxalement une espèce menacée d’extinction. Elle est aujourd'hui en danger en raison de la destruction de son biotope naturel, principalement à cause de la pollution et du développement des activités humaines. Le taux de reproduction en milieu naturel est relativement faible. Aussi, certains zoos de par le monde, dont nos partenaires des zoos d’Amiens et de Lyon, participent à la sauvegarde de cette espèce en faisant éclore sous contrôle vétérinaire des oeufs issus de parents vivants depuis quelques générations dans des zoos. Ce projet veut, par sa visibilité, attirer l’attention sur cet animal majestueux et participer à sa sauvegarde. Le Parc zoologique d’Amiens Métropole et le Parc de la Tête d'Or à Lyon conserveront les grues de Mandchourie à l’issue de la période d’exploitation du spectacle pour leur permettre de connaître une retraite heureuse et sereine. Elles auront alors atteint leur pleine maturité et pourront se reproduire. Les descendants de ces oiseaux seront proposés pour des programmes de réintroduction en milieu naturel. Un parallèle très important apparaît : Nature et Nature humaine. Préserver nos espaces naturels c'est aussi préserver nos espaces culturels, nos territoires de l'imaginaire. La psyché de l'homme s'est construite de pair avec son environnement dont elle est l'écho. Elle vit en union indissociable avec le corps et avec le corps du monde. Si l'environnement naturel s'appauvrit, c'est notre monde culturel qui s’appauvrira. Dès lors ne pourrait-on parler d'une écologie de l'âme ?
Luc Petton
1, Place du Trocadéro 75016 Paris