Nicolas Dautricourt / Dana Ciocarlie

Paris 10e
le 18 juin 2014

Nicolas Dautricourt / Dana Ciocarlie

Pour la deuxième année consécutive, le Palazzetto Bru Zane s'installe
au Théâtre des Bouffes du Nord pour un festival dédié à la musique romantique française. Programme violon et piano autour de poèmes de Franck, Chausson, Canteloube et Ysaÿe.
  • L’École française de violon à la fin du XIXe siècle

C’est dans la deuxième moitié, voire à la fin du XIXe siècle seulement, que l’école française de violon produisit ses partitions les plus marquantes. L’activité de ses trois figures tutélaires (Kreutzer, Rode et Baillot) s’était développée jusque vers 1840, mettant en avant la puissance et la virtuosité nouvelles de l’instrument. Celles-ci allaient s’incarner dans l’Introduction et Rondo capriccioso de Saint-Saëns (1858) et dans ses trois concertos (1858, 1879, 1880), ou encore dans la Symphonie espagnole (1875) et les deux concertos (1874 et 1879) de Lalo (d’abord formé comme violoniste par Habeneck et Baillot). Fort de cet héritage, le violon fut également mis à l’honneur dans la musique de chambre française fin-de-siècle. Citons le Concert et le Poème de Chausson (1891 et 1896), la Première Sonate de Fauré (1876) et celle de Franck (1886), partitions-clés dans le sillage desquelles s’inscriront celles de Lekeu ou de Lazzari (1893). Leur interprète d’élection fut le grand Ysaÿe ; signe des liens étroits que nouèrent les écoles française et belge de violon depuis la première moitié du siècle.

Avec Nicolas Dautricourt (violon) et Dana Ciocarlie (piano).

Au programme :

César Franck : Sonate pour violon et piano
Ernest Chausson : Poème
Joseph Canteloube : Poème
Eugène Ysaÿe : Poème élégiaque

  • Le programme

Eugène Ysaÿe : Poème élégiaque pour violon et piano op. 12
Publié en 1893, le Poème élégiaque pour violon et piano op. 12 d’Eugène Ysaÿe est dédié au compositeur Gabriel Fauré, dont le Deuxième Quintette avec piano op. 89 sera écrit pour le violoniste. L’oeuvre doit être jouée sur un violon accordé de façon inhabituelle (scordatura), le sol grave étant remplacé par un fa. Cette technique est utilisée dans un autre poème pour violon d’inspiration funèbre de la même période, la Danse macabre op. 40 de Camille Saint-Saëns (1874), dont le mi aigu est accordé mi bémol, à intervalle de quarte augmenté du la.

Tout au long du Poème élégiaque, les codes de la virtuosité violonistique (sixtes et octaves parallèles en doubles cordes ou brisées, gammes et arpèges rapides, trilles) sont mis au service d’une intensification de l’expression funèbre. Ils sont notamment utilisés au moment des climax, ou pour y mener. Dans la première partie du Poème, le thème initial, accompagné de croches haletantes au piano, semble se développer à l’infini. Vient ensuite une « Scène funèbre » : au début de cette seconde section, le rythme se fait beaucoup plus statique, et le violon déclame une sorte de litanie « grave et soutenue » sur une pédale de si bémol au piano. C’est dans cette partie de l’oeuvre que l’on peut entendre très distinctement la corde grave accordée de façon inhabituelle. Se déployant avec peine en lignes torturées, la mélodie semble devoir inexorablement retomber sur ce fa qui assombrit le timbre du violon, et le fait sonner comme un alto.

Le langage chromatique de ce poème témoigne de l’influence de la musique de Wagner sur sa composition. Orchestré par Ysaÿe, le Poème élégiaque inspira au compositeur Ernest Chausson l’écriture de son propre Poème pour violon et orchestre op. 25, qu’il dédia à Ysaÿe. Créateur de cette oeuvre, Ysaÿe la joua dans le monde entier, l’intégrant de façon quasi-systématique aux programmes de ses récitals.

Joseph Canteloube : Poème pour violon et orchestre
Composé en 1918, remanié en 1937-1938, et publié en 1939 chez Durand, le Poème pour violon et orchestre de Joseph Canteloube est dédié au violoniste André Asselin, créateur de l’oeuvre. Loin de la veine folkloriste souvent associée au nom de Canteloube – surtout connu pour ses Chants d’Auvergne –, cette pièce n’est pas sans évoquer le Poème d’Ernest Chausson écrit pour le même effectif et publiée en 1898, lui-même inspiré d’un Poème élégiaque d’Eugène Ysaÿe (1893).

D’un grand lyrisme, l’oeuvre est aussi placée sous le signe d’une importante gravité d’emblée instaurée par l’orchestre qui énonce un thème hiératique, en si mineur, accompagné par une basse ascendante conjointe confiée au grave des pupitres de contrebasses et violoncelles. Les multiples retours de ce matériau thématique structurent l’oeuvre, par ailleurs caractérisée par une progression formelle libre typique du genre instrumental du poème, hérité du romantisme, dans lequel Canteloube s’est illustré à trois reprises (Vers la princesse lointaine, 1910-1912 ; Au printemps, 1913 et le présent Poème).

L’instabilité du tempo, la labilité de l’écriture rythmique, et les imprévisibles changements de registre de la partie soliste achèvent de conférer à l’oeuvre l’aspect d’une improvisation, dont la grande virtuosité est toujours mise au service de l’expressivité. Le soin apporté par Canteloube à l’orchestration confirme en outre la distance qui sépare cette oeuvre d’un simple morceau de bravoure instrumentale : d’un bout à l’autre du morceau, on est frappé par la texture constamment changeante de la masse orchestrale, toujours d’une extrême luxuriance. Une réduction soignée pour piano, réalisée par l’auteur, conserve à l’oeuvre cette densité et lui ouvre les portes des salons de l’entre-deux-guerres.

Ernest Chausson : Poème pour violon et orchestre op. 25
Par son effusion passionnée et son originalité de conception, le Poème de Chausson envoûte et s’impose comme l’une des plus singulières partitions du répertoire concertant pour violon, dans sa version avec orchestre ou avec piano. Dès 1892, le musicien imagine la composition d’une pièce qui ne soit pas un concerto : la virtuosité obligée de ce genre le rebute, même traitée par Beethoven.

La première idée de Chausson est – semble-t-il – d’écrire un poème symphonique avec violon, inspiré de la nouvelle de Tourgueniev Le Chant de l’Amour triomphant (un peintre et un musicien tombent amoureux de la même jeune femme ; l’un des épisodes montre celle-ci irrépressiblement fascinée par le « chant de l’amour heureux et triomphant » que le musicien joue au violon). Mais Chausson infléchit sa conception initiale et rapproche son oeuvre de la musique pure. De l’inspiration de départ subsistera toutefois l’atmosphère de sortilège.

Débuté à Paris en avril 1896, le Poème est achevé le 29 juin suivant à Glion en Suisse. Sa création a lieu à Nancy le 27 décembre, avec Eugène Ysaÿe en soliste, puis à Paris le 4 avril 1897. L’allure rhapsodique du Poème s’explique par l’enchaînement naturel, en une seule coulée, de ses différentes sections ; mais son architecture est rigoureusement pensée. D’abord, un « Lento e misterioso », douloureux et sombre, dans lequel le violon expose un premier chant, puis un « Animato » plus violent et chromatique, dans lequel apparaît une seconde mélodie. Suit un vaste crescendo, qui mène à la confrontation des deux idées, et au paroxysme de la partition. Le chant initial reparaît finalement, apaisé, éclairé d’une lumière transfiguratrice.

César Franck : Sonate pour violon et piano en la majeur
Franck composa cette sonate en 1886 et l’offrit à Eugène Ysaÿe, son dédicataire, le jour de son mariage. Ce 28 septembre, le violoniste la déchiffra avec Marie-Léontine Bordes-Pène. Les mêmes interprètes assurèrent la création publique au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, le 16 décembre suivant, puis la révélèrent au public parisien le 5 mai 1887.

Défendue sans relâche par Ysaÿe tout au long de sa carrière, la plus célèbre des sonates françaises du XIXe siècle serait l’une des sources d’inspiration de la « Sonate de Vinteuil », que Swann associe à son amour pour Odette dans À la recherche du temps perdu : « Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. »

La sonate de Franck est connue pour sa forme à la fois libre et rigoureuse. Le thème cyclique de l’Allegro initial reparaît dans toute l’oeuvre, parfois de façon quasi imperceptible. Après le deuxième mouvement, passionné et tumultueux, la déclamation du Recitativo-Fantasia s’émancipe des structures préétablies. Le finale, qui traite avec souplesse la forme rondo, est fondé sur l’écriture canonique, tout en conservant une remarquable clarté.

  • Festival Palazzetto Bru Zane

Pour la deuxième année consécutive, le Palazzetto Bru Zane prend ses quartiers d’été au Théâtre des Bouffes du Nord, pour une plongée dans la musique française du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, dont la diffusion est au cœur du projet du Centre vénitien. En grande partie méconnu, ce répertoire constitue le terreau fertile et foisonnant sur lequel pourront éclore les chefs-d’œuvre impérissables de Franck, Debussy ou Ravel… Après le piano l’an passé, c’est sur la musique de chambre que le coup de projecteur est donné cette année. Grand spécialiste du sujet, c’est le Quatuor Mosaïques qui ouvrira le bal, avec le provençal Félicien David, qu’il a largement contribué à exhumer depuis quelques d’années, le français Louis-Emmanuel Jadin et le tchéco-parisien Anton Reicha. Le Trio Wanderer prendra la relève, avec un vaste panorama du trio français de Saint-Saëns (Trio op. 18, 1864) à Pierné (Trio, 1922), en passant par Ravel (Trio, 1914… De même, le Quintette pour piano et vent du très franckiste Albéric Magnard répondra à celui, op. 16, du grand Beethoven lors du concert que donnera la fine fleur des vents français — Philippe Bernold (flûte), Olivier Doise (hautbois), Philippe Berrod (clarinette), Julien Hardy (basson) et Hervé Joulain (cor) —, avec Jean-Efflam Bavouzet au piano.

Ce festival est l’occasion idéale de revenir sur les prestigieuses écoles françaises (ou, plus justement, franco-belges) du violon et du violoncelle, écoles qui ont largement dominé leur époque, et qui, aujourd’hui encore, sont les plus largement enseignées.

Rappelons par exemple que c’est un violoncelliste belge, Auguste Adrien Servais, qui a introduit la pique dans les années 1830, et que c’est le virtuose française Auguste Franchomme qui en a popularisé l’usage. Aujourd’hui encore, la scène française du violoncelle compte dans ses rangs les meilleurs éléments, dont font indéniablement partie François Salque, Xavier Phillips — et nul doute qu’ils seront bientôt rejoints par la jeune Honorine Schaeffer… Quant à l’école franco-belge du violon, elle nous a laissé, à la suite de la fameuse Sonate de Franck, quelques pages d’anthologie, dont Nicolas Dautricourt et Dana Ciocarlie interprèteront un florilège. Un programme hautement « poétique » puisque la mode était alors aux Poèmes  : ceux de Chausson, Canteloube ou Ysaÿe

En guise de bouquet final, le Palazzetto Bru Zane invite les solistes du Cercle de l’Harmonie et six chanteurs français de la jeune génération, pour une représentation exceptionnelle du Saphir — opéra comique composé par Félicien David en 1865, d’après la comédie Tout est bien qui finit bien de Shakespeare.

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Spectacle terminé depuis le mercredi 18 juin 2014

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