“Le dualisme de la modernité a cessé d'opposer l'âme au corps, plus subtilement il oppose l'homme à son propre corps à la manière d'un dédoublement. Le corps détaché de l'homme, devenu un objet à façonner, à modifier, à moduler selon le goût du jour, vaut pour l'homme, en ce sens que modifier ses apparences revient à modifier l'homme lui-même.” David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité.
Vingt ans déjà depuis la création d’Urvan Letroiga, la première compagnie du tandem Fattoumi/Lamoureux, rencontrés l’un l’autre à l’université Paris Descartes alors qu’ils se préparaient à être professeurs d’éducation physique. Ils ont choisi la danse, depuis, et nous n’avons pas vu le temps passer en leur compagnie. Cette gestuelle à bras-le-corps, faite de sauts, de travail au sol et de physicalité à la renverse, est devenue une quasi-signature. Mais surtout, Héla et Eric sont allés vers d’autres mondes, invitant des artistes vidéastes, des circassiens ou des musiciens sur le plateau, comme Pascal Contet à l’accordéon ou Samir Joubran au oud, ce dernier éblouissant de maîtrise dans La Madâ’a à Chaillot.
Aujourd’hui installés à Caen où ils dirigent le Centre Chorégraphique National, les Fattoumi/Lamoureux s’interrogent sur les dérives de notre société et ses diktats corporels. Plus jeune, plus mince, plus performant, tel est l’homme du troisième millénaire. 1000 départs de muscles remet le danseur à sa juste place, celle d’un artisan du geste ; en regard de ce monde où le muscle est roi et la forme essentielle, les deux chorégraphes - également sur scène - investissent un champ plus imaginaire, avec le corps comme empreinte de soi.
Dans un même mouvement, ils jouent sur les oppositions contraction/décontraction, tension/abandon, étirement/relâchement et remplissent le décor d’accessoires de salle de remise en forme. La danse, enfin, oscillera entre minuscules et spectaculaires événements, révélant « la puissance poétique du vivant ». 1000 départs de muscles est une réflexion stimulante sur notre devenir. C’est aussi, et surtout, une réussite chorégraphique.
Philippe Noisette
Cette nouvelle pièce correspond à notre désir d’explorer les multiples variations du champmusculaire dans une société qui, de plus en plus, stigmatise celui-ci aux potentialités de force, de puissance, de tonus, de réussite, mais également aux diktats du paraître et de la modélisation des corps.
Sculptées, redessinées, façonnées, les silhouettes doivent s’affiner et s’affermir au prix d’une discipline sévère et d’exercices souvent aliénants.
Le mythe d’un corps idéal, magnifié et éternellement jeune, alimente tout un marché du « bien-être et de la forme » faisant des salles de gym les nouveaux lieux de culte du citadin où l’on vient (re)chercher l’ « épanouissement personnel », encouragé par un coach et l’émulation du groupe.
1000 départs de muscles propose de questionner cette réalité de société et ces pratiques qui véhiculent un modèle et des représentations du corps qui le transforment en un objet, un avoir, et par là-même, le dépouillent de son être, le vident de sa substance vivante. Échappant à cette logique, la danse et le corps du danseur nous permettront de nous saisir de ces objets et rituels du culte du corps pour déjouer leur vocation initiale et jouer des états de corps qu’ils génèrent.
En puisant dans le catalogue abondant des accessoires de remise en forme et de modelage du corps (sacs de frappe, ballons de rééducation, bandes de musculation, steps…), la danse permettra de réhabiter les corps dans un contexte où ils sont d’habitude dépourvus d’eux-mêmes et de les investir d’une empreinte poétique…
Interrogeant l’uniformisation des corps, nous avons choisi de réunir à nos côtés huit danseurs dont la diversité des physionomies et des qualités physiques nous permettront de jouer sur les contrastes et d’explorer la palette des intensités de variations musculaires.
Ces expériences physiques se concentreront sur des nuances de mouvement reliées aux différents états du muscle : contraction/décontraction, tension/abandon, étirement/relâchement… La danse délivrera de minuscules ou spectaculaires évènements révélant, nous l’espérons, la puissance poétique du vivant…
Héla Fattoumi et Eric Lamoureux
1, Place du Trocadéro 75016 Paris