Les mains surtout et des pas comme des allées et venues composent la danse du brûlant monologue conçu et interprété par Carlotta Sagna. Femme sous influence, elle dit les souffrances de la schizophrénie, les efforts pour avoir le comportement adéquat à la boulangerie, dans le bus, dans la rue… Avec la première lettre de l’alphabet, comme pour dire depuis toujours, la chorégraphe égrène la douleur sur le mode du A : « asile, apathie, ambulance, angoisse, associabilité ». A comme Anne aussi, prénom proche de celui de sa mère Anna dont les carnets intimes ont beaucoup inspiré le texte du spectacle. Plongée dans un espace scénique sans frontière, « je ne suis rien que tu puisses enfermer dans tes catégories », Carlotta Sagna développe avec beaucoup de talent un solo délicat et violent d’une très grande force.
A.L.
Carlotta Sagna dans votre dernière pièce intitulée Ad Vitam on vous retrouve, après onze années d’absence et en solo, sur le plateau de danse. Quelle est la genèse de ce travail ?
La pièce précédente était une pièce de groupe, Oui Oui pourquoi pas en effet, et j’avais envie de me recentrer vraiment sur la raison pour laquelle je fais ce métier : trouver une thématique, et aller à fond et même un peu plus loin... D’ailleurs au début des répétitions, je ne voulais pas de Première, je ne voulais pas d’argent, je ne voulais pas de coproducteur…. Je voulais juste un lieu de répétition. Ma peur n’était pas de ne pas réussir mais je voulais faire ce que je voulais. Je savais que j’étais capable de finaliser une petite pièce qui fonctionne bien, un peu de danse, un peu de théâtre, mais j’avais envie d’aller ailleurs.
La gestation a été assez longue mais le fait d’être seule sur scène me permettait de prendre le temps en répétition et d’approfondir mes recherches. Je n’avais aucune contrainte sinon exactement le travail et le propos du travail. J’ai commencé par écrire un texte mais très vite, et justement parce que j’étais seule, j’ai eu envie de casser mes habitudes de travail, c’est-à-dire que normalement je commence mes répétitions avec un texte bien bétonné et qui demeure un appui très solide, idem avec la musique …. Mais là je pouvais me tromper donc je me suis présentée en studio de répétition presque sans rien. Le texte, les recherches musicales et chorégraphiques ont été travaillés dans le même temps.
Cette pièce me semble évoquer la schizophrénie, mais cet avis ne semble pas être partagé par d’autres personnes qui ont vu la pièce … Qu’en est–il ?
J’aime beaucoup cette indécision : pour le public soit ce personnage est fou à lier, soit au contraire quelqu’un d’une profonde lucidité. Je laisse la porte ouverte. La folie est présente dans la mesure où je sors de la norme, où l’on sort d’une suite logique de penser, de parler… Mais que veut dire la norme ? S’adapter aux Autres ? Je ne sais pas plus ce que l’on entend par folie. L’idée de départ de ce spectacle était de chercher, loin de ce qui a pu être écrit sur la folie, ce que peut être « la folie », mais en Moi.
mère décédée récemment ont servi d’appui, mais quelle est la nature de ces carnets, dans quelle mesure vous en êtes vous inspirée ?
Je connaissais l’existence des carnets, sans en parler beaucoup avec ma mère parce que c’était un peu son lieu où elle écrivait les choses qu’elle ne pouvait pas dire, mais parfois elle trouvait une pensée, une idée et me la disait. Ce n’était ni un secret, ni un sujet de discussion. Par contre, avec ma mère on parlait énormément de travail, de ce que l’on faisait, de ce que l’on avait vu. Donc si j’avais écrit ce texte, elle vivante, elle l’aurait lu et on en aurait parlé. Donc le fait d’avoir lu ses cahiers avant de faire cette pièce, situe « AD VITAM » un peu comme leur continuation. Ma mère n’est plus là, mais cela n’a pas changé énormément dans la mesure où ses cahiers étaient là pour m’aider au moment où j’ai eu une panne d’écriture. Sans les prendre et les retranscrire tels quels, mais nourrie de ses cahiers. J’aime bien penser qu’ils sont arrivés comme aurait pu arriver une belle discussion avec ma mère, un soutien, une aide qui m’aide à réfléchir.
Cette relation avec votre mère, qui était également professeur de danse et chorégraphe, se traduit-elle aussi dans la recherche gestuelle ?
Involontairement je crois. Je n’ai pas beaucoup étudié avec ma mère, elle m’a poussé à partir, à suivre d’autres enseignements. Néanmoins, dans mes pièces, je retrouve son empreinte et beaucoup plus d’ailleurs que celle de mes vrais maîtres, comme Anne Teresa de Keersmaeker ou Jan Lauwers, avec qui j’ai quand même travaillé plus de dix ans… ou même avant à l’école de Béjart. Il y a notamment cette manière de ne pas avoir de style, de ne pas suivre un courant, de m’éloigner de ce que je connais et là je retrouve ma mère qui était inclassable et ce qui a constitué une difficulté pour faire tourner son travail, pour percer.
Pour « AD VITAM », j’ai voulu me retrouver dans la danse. Evidemment pas comme je pouvais danser il y a vingt ans. Mais dans cette recherche quelque chose est sorti et un grand ami de ma mère était très étonné de revoir certaines postures, surtout du visages et des mains, qu’il avait vu dans les tableaux de ma mère, qui était peintre également. Je ne pense pas avoir été guidé par ces influences et pourtant quelque chose semble s’être rapproché d’une esthétique de ma mère. C’était bienvenu sans avoir été recherché.
Comment avez vous-travaillé les relations entre le geste et la parole ? En premier lieu ce qui frappe c’est l’économie du geste…
En effet, dans la première partie du spectacle, on pourrait presque dire que je ne bouge pas. Je suis sur un point du plateau mais pour moi, là, je danse. Le texte qui est dit et qui est vécu par moi, j’essaie de le faire vibrer autrement que comme une parole dite. C’est une parole vécue, respirée. Chaque mot sort de moi, d’une certaine manière de respirer, d’un certain rythme cardiaque, d’une certaine température corporelle. Voilà pourquoi je dis que je danse, car mon corps n’est pas identique selon ce que je dis. Quand les mains commencent à bouger, là c’est un mouvement vrai dans la mesure où il est porté comme un mouvement de danse.
La deuxième partie du spectacle est comme un écho à tout ce qui vient d’être dit et c’est donc dansé dans la mesure où il n’y a plus de mot. Mais je ne fais pas de grande différence entre ces deux parties, car même dans cette partie, où je bouge à la surface du plateau, le texte est très présent pour moi.
Entretien avec Carlotta Sagna, Paris, novembre 2009
Propos recueillis par Aude Lavigne
76, rue de la Roquette 75011 Paris