Le projet « Siam # 3 § »
La Matrice des Anges
Entretien avec le chorégraphe
Analyse : l'infinie fluidité
De l’être corps à l’être interprète
Après son solo Noir Trace… , Karry Kamal Karry a travaillé sur un triptyque dont seules les deux premières parties, Siamois § #1 et Bakémono § #2 ont été présentées au public. Ce triptyque est composé de trois pièces jumelles s’inspirant du sujet des siamois. Le troisième volet Esse § #3 (quatuor), sera présenté à l’International Festival of Contemporary Arts The Body Navigation en juillet 2006 à St Petersburg, Russie.
Le triptyque des Siams présente différents aspects de la démarche artistique de Karry Kamal Karry, une démarche nourrie tant par une migration et une exploration continue entre différents territoires géographiques et culturels, que par une réflexion sur le contexte de la création chorégraphique. Il multiplie les interrogations, par son désir de prendre en compte les données sociales et historiques de chacun des artistes.
Le projet, qui regroupe trois pièces chorégraphiques, est conçu pour être complété par le projet partes extra partes qui réunit les trois vidéos-danses des créations, un documentaire sur le sujet et sa démarche artistique, une ex-peau-sition et un atelier performance lié au laboratoire de la décade.
Développé entre 2002 et 2006, le triptyque des Siams poursuit une recherche sur l’être humain, le corps et la société, un questionnement du mystère de l’être humain, de la vie et de la création du monde. Une interrogation sur la notion de monstre, d’anomalie, dans la relation qu’ont les siamois avec leur milieu et leur présence au monde. Une manière d’aborder le vivant pour en extraire les secrets, de le comprendre, de l’expliquer à travers une forme poétique. Un essai de tous les possibles en vue de révéler le réel dans le rapprochement de deux êtres.
« Par impatience, l’homme a perdu son paradis intérieur, par impatience, il n’y retourne pas. »
eSSe, la Matrice des Anges, nous révèle qu'un drame se joue dans la création et que l’être corps, premier homme peut-être - mais certainement l'humanité toute entière - est chassé du paradis, de son intériorité. Il est totalement projeté à l'extérieur de lui-même et n'a plus de regard sur l'au-dedans décrit dans les deux premiers volets (Siamois et Bakémono). Il se croit devenu Dieu régnant sur le cosmos extérieur puisqu'il a pris le fruit de l'Arbre de la Connaissance, prometteur de déification selon le dire du Pardès. Le paradis, c’est de comprendre. L'Homme est l'humanité.
Lorsqu’un être humain arrive au monde, il devient étranger à son intériorité et conditionné par la seule relation qu'établissent ses sens entre lui et le monde extérieur. Le monde extérieur étant soumis au rythme du temps historique (l’Avoir, l’Etre et le Devenir), il plonge l’être corps dans l’histoire de sa mémoire oubliée, en revisitant le passé fondateur de son présent pour mieux préparer son futur.
eSSe est un palindrome, structure reflet dont le propre est de pouvoir être lu dans les deux sens. Cette double approche crée une pluralité de regards. eSSe est le refus de l'unilatéral et de la trame narrative. Le jeu de ces deux couples transitifs prend visage un univers de relations noué autour de l'impossible fusion. De l’échec de cette fusion naît l’éclatement et la transformation du désir : le désir de l’autre devient désir du même. Ces tensions sont sans cesse incarnées entre l’apparaître et le disparaître. Les corps de eSSe s'affirment déjà comme des passeurs : ils sont la différence limitrophe, entre deux rives, à la jetée des catégories. eSSe redéfinira les contours de la monstruosité.
C'est dans ce conditionnement d'Homme exilé de lui-même que nos yeux ont lu et que notre intelligence a compris ces trois temps du triptyque des siams. Tandis que les deux premiers volets (Siamois et Bakémono) rendent compte de la situation de deux êtres accolés en amont de la naissance, le troisième volet (eSSe) est à la charnière de cet amont et de notre situation d'exil. L’état premier de l’homme n'est pas soumis au temps historique ; il est celui de l'intériorité de l’être corps que tout être humain porte en lui dans ses grandes profondeurs oubliées.
Dans cette nouvelle création, Esse parle de nos origines, celles de notre réalité fondatrice, occultée par la chute, mais encore aujourd'hui présente au coeur de chacun de nous, dans une part insoupçonnée de lui-même, son Orient, son très antique.
Musiciens : Alexandre Authelain, Elise Dabrowski
Musique : John Cage, Arvo Pärt, Ixo
Voix chantées : Béatrice Di Carlo, Elise Dabrowski
Voix parlées : Claire Mathaut, Béatrice Di Carlo
Texte de Novarina
Film, vidéo, lumière : Ralph Louzon
Quel est le point de départ du projet «Siams # 3 § ?
« Lorsque l’idée m’est venue d’entreprendre une réflexion chorégraphique sur les siamois, je ne percevais pas moi-même très distinctement les raisons qui m’y poussaient et pourquoi ce phénomène et son mystère m’attiraient de façon si extraordinaire, presque magique. Dans ce troisième volet du triptyque des Siams, je questionne l'humain et son devenir. Les trois parties, l'Avoir, L'Être et le Devenir, représentent symboliquement l'évolution physique mais également métaphysique de l'homme. Le rapport des êtres et leur milieu place le regard du spectateur en tant que complice, témoin des jugements de la société à l'égard de ce qu'on qualifie facilement de monstre. »
Pourquoi le choix des artistes Japonais ?
« La rencontre avec les artistes japonais pour ce projet s’est faite d’une manière évidente. Leur personnalité, leur motivation, leur qualité et leur compréhension de ma démarche ont déterminé mon choix. Et les deux premiers opus du triptyque m’ont conforté dans ce choix. »
Comment s’est mise en place cette expérience ?
« La triade du change (mutation, transformation et changement ) constituera la base de l’évolution des quatre danseurs. Lors des premières étapes de création, je dirige un processus de recherche du geste primordial, celui qui demeure caché sous les représentations. Cette démarche passe par un long cheminement qui doit conduire de l’être-corps jusqu’à l’être-interprète, une entreprise qui tente de percer les masques pour parvenir à une forme de libération et visent à faire jaillir le mouvement organique que chaque danseur porte en lui, à susciter l’inconnu, l’inconscient. Ce procédé exige, de la part du danseur, une mémoire kinesthésique aiguë, doublé d’une grande humilité. Dans un nouvel espace-temps, les danseurs doivent entrer en relation entre eux dans l’accolement. Ils doivent trouver la fusion avec exactitude de leurs corps tout au long du processus de recherche.
Les êtres corps développeront l’idée d’un univers en mouvement, en perpétuelle mutation, malgré le travail de l’immobilité. Ainsi, leurs corps dans l’accolement ne sont pas définis car ils dépendent des rencontres des êtres et des éléments. La structure est floue (complexe) tout comme la structure de la vie, le hasard amène les rencontres. La chorégraphie prendra alors une dimension cosmique car les corps et les éléments s’ouvrent aux forces du cosmos ; ils s’apparentent à des molécules sonores en mouvement dont les transformations sont déterminantes par des forces, des énergies cosmiques. »
Pourquoi chorégraphier l’intime ?
Ce quatuor est une pièce chorégraphique de « corps à transformation. »
« Cette pièce est un et quatuor, un et quadruple, un et multiple. Cette structure feuilletée est à l’image de ma vie et de ma démarche, essentiellement dédoublées, diffractées, scindées, mais en même temps solidement articulées.
Cette création me permettra aussi de convoquer une origine primitive, éloignée de la chorégraphie, qui me mène à ma fascination d’enfance pour tout ce qui se dissocie, se dissimule, paraît ou disparaît sans jamais toutefois se séparer, simplement en changeant de forme. D’où ma curiosité pour la : gémellité, scissiparité, mutabilité, monstruosité. Cette curiosité s’est prolongée et a fini par constituer une individualité choréosophique pour ce projet.
Cette diaprure procède au départ d’une articulation très simple, très nette et pour moi définitive entre deux corps, deux sexes qui, comme je l’ai compris assez vite, correspondent à deux types de démarche. J’ai redécouvert ces deux démarches dans l’expérience du premier et du deuxième volet de ce triptyque des siams, mais elles me tirent depuis toujours en deux directions, ce sont elles qui constituent mon identité, paradoxale, qui sous-tend ce projet. Ma démarche de recherche sera directement liée au laboratoire de la décade que je mène depuis plus de dix ans. »
Les siamois étaient primitivement chorégraphiés sans qu’aucune séparation entre les corps n'y ait été faite. On a séparé les corps selon la meilleure compréhension que l'on avait du message, sans éradiquer pour autant les autres aspects de celui-ci, laissés en sourdine, comme une musique jouée subtilement sur les autres octaves, selon les différentes césures de la danse.
La danse de la Matrice des Anges ne comporte pas de rupture. Le mouvement nous permet de contempler l'infinie fluidité de la danse dont elle invite à traverser les niveaux de lecture, au nombre de quatre, exprimés par les quatre danseurs.
Le thème du couple gémellaire pour ce troisième volet fut l’idée qui s’imposa à Karry Kamal Karry alors qu’il travaillait sur Siamois. Mais les potentiels de ce thème lui apparurent progressivement, jusqu’à aboutir à cette rencontre des couples hommes et femmes. Ils cultivent leurs ressemblances, jouent de ce qui les unis, de ce qui les distingue. Cette création abordera essentiellement les notions de miroir, du même et du différent. La mise en œuvre de ce projet réunira donc filles et garçons pour un quatuor.
A travers la distribution de ce troisième temps, Karry Kamal Karry cherche volontairement à confronter des danseurs venant de deux styles différents. Le but de cette rencontre est de créer un échange entre des danseurs contemporains et des danseurs bûto appartenant à une même culture. Cet échange ne peut qu’enrichir sa démarche, qui consiste à abandonner tout ce qui est acquis pour que puisse apparaître un renouvellement né de la disparition de l’acquis. Abandonner la forme acquise d’un corps double et permettre à ce renouvellement conforme à l’être de se manifester, en évitant de tomber dans le savoir faire des deux premiers temps de ce triptyque.
Comment regarder ce corps, ce monde qui suit sa trajectoire sans autre nécessité que son propre mouvement ? Comment voir, ressentir autrement, exprimer, d’une harmonie qui se cache en toute chose alors que par ailleurs la métamorphose semble une urgence incontournable ?
Dans le cadre d’un laboratoire de recherche, je cherche à réinterroger le corps, en même temps que la scène et le rapport au public. Interroger comme pour la première fois, comme si je n’avais pas, dans les deux premières pièces du Triptyque des Siams, reformulé ces questions, comme si Siamois et Bakemono ne pesaient pas sur ma pensée, ou bien pesaient trop, de telle sorte qu’il faudrait les oublier pour regagner la force de l’étonnement et de la découverte. Je chercherais, une fois de plus, les mouvements du commencement, des mouvements capables d’exprimer par exemple ce qui fait le miracle du corps humain, son inexplicable animation, sitôt noué son dialogue muet avec les autres, le monde et lui-même et aussi la fragilité de ce miracle. Il me faudra trouver des mouvements justes et essentiels pour me rapprocher de la vérité et quelle vérité ?
Un corps humain est là, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et un autre, entre la main et la main se défait une sorte de re-croisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffit à faire…
Les corps se libéreront des contraintes de l’accolement. La libération des corps, dans laquelle se tiendra la pensée de leur inévitable et fulgurante déformation, communiquera quelque chose de la présence de celui qui dansera et son double, double rencontre et de l’homme et de la femme. C’est-à-dire l’être au monde, de telle sorte que tout ce qui est dans l’un soit en rapport direct avec ce qui est dans l’autre. La similitude qui existe entre l’homme et la femme fait que chacun d’eux est l’image de l’autre, et la correspondance des éléments qui les composent montre que l’être au monde doit se connaître lui-même d’abord, pour pouvoir connaître, ensuite, toutes choses. Ainsi, ma recherche ne se situe pas à un niveau de conscience technique, mais bien dans l’expérience ordinaire. L’individu dans le cadre de l’ordinaire a t-il les moyens de faire retour vers quelque chose de plus fondamental ?
Je voudrais parvenir à établir une méditation sur le corps et son double qui portera trace des regards, des gestes des danseurs et de l’espace qu’ils traverseront « lieu pensant » et qui les animera. Pour ce faire, je demanderais aux danseurs de faire un voyage vers leurs origines à travers la mémoire de l’histoire oubliée. Ce que le corps porte sur lui, en lui, avec lui, même s’il l’ignore. Le lieu où le proche se diffuse dans le lointain et le lointain fait vibrer le proche, où la présence des choses se donne sur fond d’absence, où s’échangent l’être et l’apparence, où s’esquisse une conception de la danse et de l’histoire qui propose une collaboration au-delà des frontières culturelles.
Dans cette démarche, mon rôle de chorégraphe doit être de tenter l’impossible partage de la vision et de l’invisible, de l’apparence et de l’être. Elle m’apportera le témoignage d’une interrogation interminable, qui se relance de pièce en pièce, qui ne saurait déboucher sur une solution stable. Pourtant, la création délivre une connaissance, mais une connaissance qui possède la singulière propriété de ne pouvoir être obtenue que quand elle devient visible, dans l’acte qui la fait advenir sur une scène. Il est sûr que je refuse de suivre la même démarche que celles suivies lors des deux premiers temps. Pour cette dernière partie, je voudrais faire réflexion des contradictions qui subsistent, des contradictions dans lesquelles cette tentative se développera. Nul doute que cette démarche se fonde aussi sur l’observation des paradoxes dont se nourrirons les êtres-corps, la danse et la chorégraphie en particulier.
Il n’est de pensée pure que lorsque la chorégraphie pousse l’interrogation jusqu’à se demander : qu’est-ce que danser ? Qu’est-ce que le monde, l’histoire, la politique ou l’art, toutes ces expériences que le corps prend en charge, qu’il porte ? Ma danse ne peut s’ouvrir qu’en accueillant l’énigme qui me hante, qu’en liant connaissance et création dans l’espace de la scène, qu’en faisant voir avec des corps.
Siamois, Bakemono et Esse n’indiquent pas seulement ce chemin, ils tracent déjà le chemin par un certain mode d’écriture. Je ne formule pas seulement une exigence, je la rends sensible. La méditation, sur la chorégraphie du triptyque des siams, me donne la ressource d’une danse autre, toute proche de la danse de l’origine de l’être et même le possible d’une danse poétique.
Karry Kamal Karry
5, passage Louis-Philippe 75011 Paris