Il se présente, seul, les bras levés, debout et fier malgré l’adversité, malgré un sol fragile, instable, qui se dérobe sous ses pieds. Avec ses gestes qui révèlent la part animale, il résiste, il avance dans le doute, dans la confluence des sources musicales et chorégraphiques. Il va au coeur de l’instinct, de l’humain.
Aller au bout de soi. Se laisser guider par les émotions, sans règle ni retenue, sans conformisme, sans regard et sans frein, dédouané de la raison, débarrassé des stratégies empruntées, sans attentes ni entraves, loin des codes et des conventions sociales et morales… Tel est le point de départ de la réflexion chorégraphique de Serge-Aimé Coulibaly. Une « introspection dans sa vie d’artiste et de citoyen ».
Fadjiri, une aube à peine levée. Un monde à l’envers… Une autre planète.
Bernard Magnier
Bernard Magnier : Serge-Aimé Coulibaly, vos prénoms et votre nom méritent une explication…
Serge-Aimé Coulibaly : En fait mon nom complet est Serge Aimé Césaire Coulibaly. Aimé Césaire, le chantre de la négritude, était le héros de mon père. Mon autre prénom, Serge, a été donné par ma mère qui, pendant qu’elle était enceinte, lisait une bande dessinée dont le personnage principal s’appelait Serge. Quand j’étais au lycée Zinda Kaboré à Ouagadougou, j’ai été le président du club de l’Institut des Peuples Noirs (IPN) de ce lycée, ce club était chargé de donner confiance aux élèves, de les convaincre que l’inventivité, la civilisation et la grandeur sont aussi des valeurs noires. A l’époque, je lisais beaucoup les auteurs du monde noir pour pouvoir argumenter devant mes camarades. C’est comme cela qu’à mon tour, j’ai découvert les écrits d’Aimé Césaire, en particulier le Cahier d’un retour au pays natal que je connaissais pratiquement par coeur. Mais pour avoir mon identité à moi et pas seulement celle rêvée par mes parents, j’ai supprimé le Césaire de mes prénoms pour garder Serge-Aimé. Quant à mon nom, Coulibaly, il provient d’une légende qui dit que mes ancêtres, des princes poursuivis par leurs demi-frères pour une lutte de succession, ont traversé un fleuve sur le dos d’un caïman… On les a alors appelés " couroumbaly " (sans pirogue). Ensuite le colonisateur a simplifié le nom en Coulibaly.
Un prénom français, un autre emprunté à un poète de la Caraïbe, un nom africain… Un métissage culturel qui vous ressemble, qui vous va bien… que vous assumez ?
Il est vrai que l’histoire de mes nom et prénoms nous plonge directement dans une aspiration, un rêve d’homme, peu importe son origine, quelque chose de presque existentiel. Et cela correspond très bien à l’homme que je suis aujourd’hui. Quelqu’un de profondément ancré dans les valeurs et la culture ouest africaines et très ouvert sur le reste du monde. Quelqu’un qui est juste le fruit de son parcours d’artiste et d’homme dans le monde d’aujourd’hui.
Pouvez-vous nous dire comment est né Fadjiri ?
Fadjiri est né d’un mélange de plusieurs choses. Il y a un peu plus de deux ans, je voulais proposer un solo au TARMAC sur l’instinct humain, les barrières qu’on se met et les libertés qu’on se donne. Ce spectacle, qui s’appelait Je me réveillerai un jour sur Mars, a dû être reporté. Et entre temps, il y a eu la disparition tragique de Djeneba Koné, chanteuse et danseuse de ma compagnie, dans un accident de la route.
En dix ans d’existence de ma compagnie, Faso Danse Théâtre, c’était la deuxième personne très proche qui disparaissait de manière aussi tragique. Et à chaque fois dans l’élan même d’une création… J’ai voulu arrêter la compagnie, arrêter tout, changer de métier… Mais pour faire quoi ? Je ne savais pas. À quarante ans, après vingt ans de chemin artistique parcouru sur les plus petites et les plus grandes scènes du monde, j’ai paradoxalement été pris d’un doute terrible. Et puis, j’étais pris dans le tourbillon des projets en cours que je devais assumer.
Je n’ai pas vraiment eu le temps de me retourner dans mon coin, j’ai dû très vite prendre des décisions importantes. J’ai alors décidé de transformer cet ensemble de choses en une énergie créative et c’est Fadjiri qui est né. Un ensemble d’images qui se trouve être un écho au tableau Tres de Mayo.
Comment avez-vous découvert le tableau de Goya ?
Pendant six semaines, j’ai été en résidence à Madrid avec le spectacle C(h)oeurs d’Alain Platel. Je suis allé deux fois visiter le musée du Prado. Au cours de la seconde visite, j’étais avec un ami historien qui connaissait bien le musée. Et c’est là que j’ai découvert ce tableau.
En quoi ce tableau vous a t-il inspiré ?
En voyant cet homme les bras levés, je me suis tout de suite identifié à lui. On a l’impression qu’après une longue marche et une lutte acharnée, malgré la chute de ses camarades, cet homme restera debout éternellement. On peut lire la fierté sur son visage. Je ne pourrai pas dire exactement en quoi ce tableau m’inspire, mais toujours est-il que je trouve une énergie incroyable dans ce tableau, et j’ai imaginé cet homme sur un plateau de théâtre, en train de nous raconter sa vie, avant cet instant précis fixé sur le tableau.
Comment pensez-vous faire naître, faire sortir du tableau cet homme aux bras levés et à la chemise blanche faisant face aux fusils ?
L’objectif n’est pas de faire renaître l’homme du tableau, mais comment moi je retrouve l’énergie vitale et la sensation d’éternité qu’il y a en cet homme. Je souhaite évoluer dans une scénographie qui sera à l’image de la vie même, faite de sols mouvants à des endroits inattendus, en des instants où on n’est jamais sûr de rien. Et durant lesquels pourtant, il nous faut continuer à marcher droit devant, debout malgré toutes les épreuves de la vie.
Un mot d’explication sur le titre…
Fadjiri est une expression dioula dont j’ai du mal à trouver un équivalent exact. C’est le temps entre la nuit et l’aube, entre 3h et 4h30 du matin, on dit chez nous que c’est le moment où les esprits maléfiques sont dehors, mais en même temps on sait que le jour n’est pas loin. C’est le moment où tout ce qui est imaginable devient possible entre les hommes…
Est-ce l’artiste ou le citoyen qui réagit en créant Fadjiri ?
J’ai du mal à séparer les deux.
Afin de retracer votre itinéraire de danseur et chrorégraphe, pouvez-vous nous dire comment vous avez découvert la danse ?
Très difficile pour moi de répondre à cette question car je n’arrive pas vraiment à retrouver mon premier souvenir de danse… Je pense avoir découvert la danse à la télé à travers les clips de chanteur de funk et de hip-hop quand j'avais environ 16 ans. Par contre, je me souviens de mon premier spectacle. C’était un spectacle de fin d’année, à Sindo, au sud-ouest du Burkina, dans mon école primaire, qui était d’ailleurs dirigée par mon père alors enseignant. J’avais onze ans. C’était du théâtre avec des moments de chants et de danse.
Avec votre question, c’est la première fois que je vais aussi loin dans ma mémoire pour retrouver ce moment-là. C’est assez surprenant car j’ai toujours considéré que le virus de la danse et du théâtre m’était venu au lycée, en seconde, lorsque j’ai intégré la troupe artistique du Lycée Philippe Zinda Kaboré de Ouagadougou, en 1989… On faisait du théâtre, de la danse moderne sur les musiques de Madonna, de Milli Vanilli, Mickaël Jackson, etc… Dans cette période, nous avons aussi été à l’origine de la création de l’orchestre de cet établissement avec Sana Seydou Khanzaï, le compositeur et musicien de Kohkuma 7° sud, présenté au TARMAC l’an dernier. A l'époque je m'intéressais très peu ce qu'on appelle la " danse africaine " .
Quelles ont été vos premières expériences ? Votre première fois sur une scène ?
J’ai commencé avec un grand plaisir à présenter au sein de la troupe artistique du lycée des playbacks comme Là-bas de Jean-Jacques Goldman ou une pièce comme Les voix du silence de Prosper Compaoré ou des petites chorégraphies à l'occasion des nuits culturelles. C’est grâce à ces premières expériences que j'ai par la suite cherché à intégrer une troupe professionnelle.
Comment l’expérience professionnelle a-t-elle débuté ?
Je suis devenu danseur par le théâtre. J’étais comédien au Burkina Faso dans la compagnie Feeren dirigée par Amadou Bourou. Et dans cette compagnie, être comédien, voulait dire aussi être danseur, musicien, conteur et animateur. On travaillait six jours sur sept et dix heures par jour. Chaque jour, on avait un temps pour la préparation physique donc la danse, un temps pour la musique, le conte, et le jeu dramatique. Et comme j’excellais en danse, je suis devenu le responsable danse et le chorégraphe de cette compagnie. J’étais alors chargé d’alimenter la compagnie par de nouvelles danses et créer des mouvements pour enrichir le jeu théâtral. Et comme le directeur et metteur en scène gérait de grandes manifestations, je me suis vite retrouvé à faire des chorégraphies énormes, comme l'ouverture de la Coupe d'Afrique des Nations de football au Burkina en 1998, ou l'ouverture du Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou dans un stade avec des centaines de danseurs.
Après ces expériences, j'ai commencé à faire des stages, des formations ou des créations à l'extérieur du Burkina. On était vite limité au Burkina quand on voulait se perfectionner. J'ai envoyé mon CV dans plusieurs écoles, CCN et compagnies en Europe pendant plus d'un an. Et je me suis retrouvé en 2001 dans le Nord de la France avec un contrat de six mois dans la compagnie Nathalie Cornille. J'ai fait plusieurs auditions et je me suis retrouvé en 2002 chez Alain Platel avec les ballets C de la B pour la création de Wolf. C’est là que j'ai fait mon éclosion véritable en tant que danseur et j'ai découvert des scènes prestigieuses comme l'Opéra Garnier à Paris ou le Palais des Papes à Avignon. J'ai enchainé ensuite avec Tempus fugit, une pièce de Sidi Larbi Cherkaoui.
Grâce à ma gestuelle singulière dans les ballets C de la B, une compagnie australienne, Marrugeku, m'a contacté pour faire un travail de recherche sur les danses aborigènes et contemporaines pendant cinq ans. Parallèlement j'ai fondé ma compagnie Faso Danse Théâtre, régulièrement j’ai créé au Burkina et joué aussi dans plusieurs pays, en Afrique, en Europe et en Asie… Depuis je n’ai cessé de danser et de créer. En 2013, j'ai des projets sur quatre continents !
Pouvez-vous nous dire quels ont été les objectifs qui vous ont conduit à la création de votre compagnie Faso Danse Théâtre ?
Quand j'étais au Burkina je trouvais que les créations contemporaines en danse ne parlaient pas assez des réalités sociales, politiques et économiques de nos populations. J’avais du mal à me retrouver dans ce que je voyais sur les scènes contemporaines. En partant du Burkina, mon objectif était clair, comprendre la création contemporaine dans le monde, afin de pouvoir me situer dans un contexte, créer ma compagnie et surtout faire quelque chose de très contemporain ancré dans la réalité de mon environnement. Des créations dans lesquelles ma mère et le plus grand spécialiste de la création contemporaine pourraient trouver leur compte…
Faso Danse Théâtre est un espace de création, de rencontres, de réflexion et de recherche sur la création chorégraphique contemporaine dans le contexte africain. C’est d'abord un engagement avec la volonté d'émouvoir et d'interroger, et le parti-pris de recourir à un langage universel pour questionner, partager, décloisonner les esprits et faire connaître la création chorégraphique contemporaine africaine. Celle qui puise son originalité, son énergie et sa puissance dans un ancrage traditionnel fort tout en s’ouvrant à d’autres techniques et d’autres approches. Pour la compagnie danse, chant, parole et musique sont une seule même chose.
159 avenue Gambetta 75020 Paris