Le talentueux chorégraphe américain Daniel Linehan présente sa nouvelle création au titre aussi énigmatique qu’envoûtant. Développant la matrice d’un solo de Zombie Aporia, présenté en 2011 au Théâtre de la Bastille, il imagine une mise en scène plaçant en son centre un dispositif original. Une double représentation s’offre simultanément au spectateur : l’une in vivo est la chorégraphie, l’autre est sa retransmission du point de vue des trois interprètes. Ainsi se confrontent les dualités corps-technologie et passé-présent. Et nos repères se troublent…
Si l’apport de la technique modifie la perception de soi et du monde, Daniel Linehan entreprend ici une exploration plus étonnante encore de la relation intime unissant l’humain à la technologie.
Nicolas Transy
« (...) En découvrant Gaze is a Gap is a Ghost, on repense à des états inconscients dans lesquels son créateur nous plonge. Un cocon en mouvement en quelque sorte. Enveloppé d'aussi belles manières, le spectateur n'est plus un voyeur mais un récepteur. Ce courant continu à l'œuvre chez Linehan depuis quelques pièces est dès lors un plaisir sans cesse grandissant. » Philippe Noisette, Extrait des Inrockuptibles du 7 nov
Nicolas Transy : Votre précédente pièce, Zombie Aporia , est découpée en plusieurs séquences bien distinctes. L'une d'entre elles est un solo que vous interprétez, en parlant et dansant. L'originalité de cette scène est la projection simultanée d'une vidéo, comme si une caméra disposée sur votre front transmettait les images en instantané. Parmi toutes ces scénettes expérimentales, pourquoi avoir choisi de développer celle-ci plutôt qu'une autre ?
Daniel Linehan : La partition du solo de Zombie Aporia était écrite avec beaucoup de précision, d'exactitude, dans un souci de concordance entre la vidéo et la chorégraphie. Dans ma nouvelle création, Gaze is a Gap is a Ghost, il y a d'autres idées en jeu que je souhaite développer, notamment la proximité de plusieurs danseurs dans ce même dispositif, leurs propres perceptions de l'action. Le rapport au temps sera toujours un enjeu important : chercher la confusion du passé de l'enregistrement vidéo et le présent de la représentation. Mais j'imagine une forme moins pure en créant de l'inattendu et des distorsions. Développer l'idée initiale en travaillant davantage avec l'architecture et tout l'environnement de la salle, ses objets, ses couleurs, la présence des autres danseurs. Créer un jeu de miroir entre eux car ils seront face aussi à leur propre image et le public face à une double représentation.
N. T. : Le temps est, dans l'art chorégraphique, inextricablement réduit au présent. Votre dispositif permet alors de déstructurer la temporalité et d'interroger le réel. Quels sont les effets escomptés ?
D. L. : Je veux utiliser le fait bien connu que le danseur répète inlassablement, et l’introduire au cœur de la pièce. Ce qui est passionnant dans le processus de répétition, c'est l'expérience vécue qui est potentiellement différente. A la différence des danseurs, le public n'a pas cette expérience. Dans cette pièce, je lui donne cette possibilité dans une perception un peu étrange, ce sera inévitablement différent et c'est cet écart, même infime, qui m'intéresse et dont je joue en introduisant de petites variations. Ainsi, je veux entretenir un amalgame entre les modifications intentionnelles et celles inconscientes, comme pour engendrer des petits « bugs ». Je provoque donc cet effet de trouble temporel. De plus, on utilise souvent la forme de l'unisson dans la danse que ce soit avec la musique ou dans des mouvements d’ensemble synchronisés. Ici, la notion d'unisson associe technologie et corps. Un écran sera disposé au centre du plateau, découpé en plusieurs bandes entre et à l'intérieur desquelles les interprètes pourront circuler, se cacher, jouer avec le support qui double la représentation.
N. T. : A l'école P.A.R.T.S. à Bruxelles, y-a-t-il une approche des arts numériques dans les travaux de création ? Quelle est précisément l'utilisation que vous ferez de la vidéo ?
D. L. : Il n'y a pas vraiment d'enseignement consacré à l'utilisation d'images, vidéos, et autres formes technologiques. Dans cette création, le traitement de la vidéo ne se veut pas du tout expert. L'enjeu est de faire usage de la technologie en tant qu'utilisateur commun et quotidien comme les gens qui filment avec leur téléphone portable, par exemple. L'approche créative se situe surtout dans le dispositif et dans la chorégraphie, la vidéo n'est qu'un effet qui se superpose à la chorégraphie et rend compte d'un point de vue subjectif, parce qu'il donne à voir ce que le corps montre. L'effet dramaturgique recherché est étroitement lié à la forme d'unisson entre corps et technologie - dont j'ai parlé - et à ses perturbations. Il y a un aller-retour entre la chorégraphie et la vidéo : une forme dicte l'autre et vice e versa.
N. T. : Sur quels matériaux littéraires et artistiques ayant pour sujet le temps et la technique vous appuierez-vous ?
D. L. : Pour l'instant, j'ai quelques pistes de recherches. Certaines œuvres m'intéressent en particulier : Presentation of self in everyday life du sociologue et linguiste Erving Goffman ; Action in Perception du philosophe américain Alva Noë, dont j'emprunte l'idée que la vision et le mouvement sont profondément interconnectés ; ainsi que le film d'Alfred Hitchcock, The Man Who Knew Too Much. Les points de vue de la caméra dans les films d'Hitchcock m'ont toujours captivé. Ils donnent souvent à voir l’inévitable d'une situation, un meurtre par exemple qui va se produire. Cette tension sera présente dans Gaze is a Gap is a Ghost à travers les vidéos pré-enregistrées qui susciteront un état d’inéluctabilité. Mais je suis encore en recherche.
N. T. : Est-ce que le texte aura encore une place et un enjeu importants comme dans Zombie Aporia ?
D. L. : Non, cette fois l'attention sera focalisée sur les effets visuels et sonores : l'image, la perception, le rythme du mouvement et sa respiration. Cependant, il n'est pas exclu qu'il y ait du texte. Des mots émergeront sûrement dans l'optique de faire ressortir des détails, de resserrer l'attention sur certains éléments. Sans doute mes propres textes.
N. T. : A notre époque, la relation entre l'homme et la technique ne cesse de se complexifier et la dépendance de s'accentuer. Formulez-vous une critique en travaillant sur ce lien ?
D. L. : Non, je ne formule aucune opinion critique. En revanche, la technologie présente dans la pièce donne accès à l'imagination et peut engendrer l'écriture chorégraphique. En ce sens, elle est positive. C’était le contraire dans Zombie Aporia, puisqu'elle suscitait un devenir hystérique. En tous cas, mon avis sur cette problématique est simple : l'appropriation de tous nos outils technologiques complexifie notre vie de façon aussi négative que positive. Ce qui est certain et dont il faut tenir compte, c'est qu'elle fait désormais partie de nous.
N. T. : Comment qualifieriez-vous l'esthétique de votre chorégraphie ?
D. L. : Ce qui est récurrent dans ma démarche artistique est l'utilisation de motifs de répétition, de juxtaposition, d'effets de changements soudains et d'absence de transition. Le corps ayant ses contradictions internes me fournit naturellement une discontinuité que je tente d'exploiter. À partir d'une idée simple, je cherche très souvent à la développer au maximum et même à la dépasser. Deux aspects ambivalents sont aussi à noter : d'un côté, le corps, très engagé et pulsionnel, et de l'autre, l'écriture chorégraphique, qui peut le contraindre à un calme et une exactitude des mouvements.
N. T. : C'est une pièce pour trois interprètes. Quels rôles auront-ils dans la création ? Dans la pièce, se cantonneront-ils à être de « simples exécutants », faisant ainsi disparaître l’interprète, pour reprendre ainsi les termes et expériences de Deborah Hay ?
D. L. : Je conçois toujours mes pièces en collaboration avec les interprètes et en dialogue avec eux, en fonction d'eux, tout en ayant la décision finale. Dans cette création, je ne serai pas interprète, pour avoir davantage de distance, étant donné le travail visuel complexe mis en œuvre. Dans Gaze is a Gap is a Ghost, je laisserai une part de liberté interprétative aux danseurs dans le but précis de créer, par touches subtiles, des contrastes face à l'expression neutre de la vidéo.
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