Le jeu miroitant du désir
L’histoire d’un débordement
A propos de L’Homme assis dans le couloir
« L’homme aurait été assis dans l’ombre du couloir face à la porte ouverte sur le dehors. »
En abordant ce texte de Marguerite Duras, Razerka Ben Sadia-Lavant, fidèle à l’auteur, a pris la précaution de maintenir l’ambiguïté entre le réel et l’imaginaire. S’est-il vraiment passé quelque chose ? Et, si oui, que s’est-il vraiment passé ? Toute cette histoire ne se déroule-t-elle pas simplement dans la tête de la femme qui l’aura rêvée ? Car il y a bien une femme et sans doute aussi, peut-être, un homme. Et il y a une impulsion, un mouvement qui commence par une rêverie, quelque chose qui serait d’abord de l’ordre du jeu ou du fantasme. La femme voit l’homme qui la voit. Et puis… les choses se brouillent.
D’un côté la voix de l’homme (mais jamais son visage). Celle de Jacques Dutronc. À cette voix en répond une autre ; elle a un accent étranger ; elle appartient à la danseuse israélienne Tal Beït-Halachmi. Mais ni l’un ni l’autre n’apparaissent dans l’espace scénique, leurs voix sont « off » : leurs mots surviennent comme la trace d’un passé que l’on se remémore.
Sur le plateau une danseuse glisse, silencieuse, ces phrases articulées par l’homme et la femme convergent vers elle et prennent alors tout leur sens. Ce mouvement libre du corps de la danseuse Sarah Crépin transporte l’histoire dans une autre dimension, sans doute plus primitive, c’est-à-dire d’avant les mots, là où spontanément surgit le désir libre d’entraves. Elle danse parmi des voiles, suscitant une multitude de visions. Razerka Ben Sadia-Lavant, à qui l’on doit la conception scénique et chorégraphique de ce spectacle, a déjà plusieurs mises en scène à son actif, parmi lesquelles on citera notamment Un garçon sensible sur un texte de Nicolas Fretel en 2000 et Le Projet H.L.A. du même auteur en 2006.
Hugues Le Tanneur
Une femme seule dans un espace tendu de voiles.
Une femme qui s’avance et déambule.
Une pensée, une sensation, traversent son corps et son esprit.
Quelque chose est en train de naître en elle, une rêverie.
Une histoire prend corps, prend son corps dans la lumière blanche brûlée, « surexposée » du plateau.
L’histoire c’est celle de L’Homme assis dans le couloir, la rencontre imaginaire ou pas de cette femme et de cet homme, et la lente montée du désir…
L’histoire, nous la découvrons avec Elle.
Elle danse ce que l’histoire ne dit pas mais me raconte.
Nous sommes entre la danse et juste dire qu’on est parce que le corps existe et que le spectateur le regarde.
Nous sommes dans le ludique parce que c’est encore une voie possible pour l’échange.
Nous sommes dans la violence parce que c’est une pulsion mais aussi une réaction.
Nous sommes dans l’érotisme parce que la jouissance est aussi ce qui nous sauve tout court.
Elle danse la grâce dans un corps désaxé par la cohabitation du féminin et du masculin.
Elle danse parmi les voiles, toutes sortes de voiles créant une multitude de visions. Son corps sera effleuré, heurté, enveloppé, enfermé par les voiles irradiés de lumière.
La peinture de Katherine Blanc inspirera les sensations recherchées par cette forêt de voiles
Ce texte me parle d’amour.
Les deux voix je les entends très fortement, sans chichi, sans épure, en gardant la dimension du texte lu à l’autre.
Le texte sera dit en off.
Les voix seront plantées sur « scène ».
Jacques Dutronc a éclairé par sa voix et sa lecture du texte, le personnage complexe de l’homme, il apporte une couleur à la fois sensuelle, émouvante, fragile et virile.
La partition de la femme reste à enregistrer.
La voix de Tal Beït-Halachmi et la musique que crée son accent, sont une invitation au voyage, vers un horizon indéfini, celui que décrit Marguerite Duras.
L’érotisme ce sera aussi la rencontre de ces deux voix.
À travers ce texte j’entends aussi un hymne à l’amour et à la pureté, la liberté de chacun à être dans sa sexualité, et à naviguer dans son imaginaire, sans barrière morale.
J’ai aimé tous les mots qui nous ramènent à notre préhistoire, à nos pulsions qui existent, vivent et s’expriment de la même façon depuis tant d’années.
L’Homme assis dans le couloir , c’est l’histoire d’un débordement, c’est de ce débordement dont je veux parler.
Razerka Ben Sadia-Lavant
« Un homme, une femme. Un homme assis dans l’ombre d’un couloir, une femme allongée dans un jardin à quelques mètres de lui On sait quelles niaiseries moralisatrices peut engendrer cette simplicité édénique. Marguerite Duras les esquive toutes à une altitude de sobriété et de rareté où l’oxygène manque pour en dire plus. Comme une émotion suffocante pour ce dernier épisode de ses aventures esthétiques (...) Pour dire cette simplicité fondamentale, Duras a renoncé aux coquetteries stylistiques qui firent précédemment sa renommée (...) L’écriture y gagne en intensité, tout entière dans ses répétitions, ses hésitations, ses troubles, ses silences, à la hauteur du sujet. L’occasion, encore une fois “ d’être saisi d’un doute d’ordre général ”. Et s’il est vrai qu’au cinéma, Marguerite Duras désire toujours tourner le désastre du film, alors il faut dire qu’en littérature elle ne cesse pas d’écrire le désastre du livre. »
Gérard Lefort (Libération, 22 mai 1980)
« (…) Il y a toujours plus intéressant dans un livre : c’est ce que suggère en substance Duras. Quoi ? Ce que chacun y voit, à partir de ce que l’auteur y a mis. Des lointains violets, par exemple ; des rizières conduisant à la mer ; plus près, de la lumière si vive qu’elle fait cligner les yeux ; une durée qui s’étire et se resserre. De l’immensité aussi, la lente vitesse de la Terre qui tourne. C’est cela même : comme dans le plan d’India Song où le soleil n’en finit pas de tomber, comme quand on suit la course oblique d’un rai de lumière à travers un volet ou sur un angle d’armoire, on croit percevoir la lente vitesse de la Terre. »
Bertrand Poirot-Delpech (Le Monde, 30 mai 1980)
16/18, allée Léon Gambetta 92110 Clichy La Garenne
Voiture : Sortir à la porte de Clichy, direction Clichy centre, suivre les panneaux Théâtre Rutebeuf