Une comédie drôle et émouvante
Extrait
Le bal de Kafka de Timothy Daly est d’abord une comédie drôle et émouvante. Drôle, Kafka ? Oui , avec son personnage d’éternel adolescent écartelé entre sa famille réelle (la famille juive : un père autoritaire, une mère dépassée, une sœur rebelle et une fiancée coincée) et sa famille rêvée (les acteurs du théâtre yiddish).
Dans la lignée du théâtre yiddish, Timothy Daly, auteur - et acteur - australien, crée un univers grotesque qui met en scène dans un ballet alterné : le rêve et la réalité, les fantasmes et les mesquineries du quotidien, l’assimilation et la revendication identitaire.
Il parle de Kafka certes, et éclaire l’univers grinçant - ludique et cauchemardesque - de ce formidable auteur. Mais il parle aussi, à travers lui, des problèmes mêlés de l’identité et de la création. Car Kafka aujourd’hui, c’est cela : un être dont la condition juive renvoie à la condition humaine, dont les conflits et contradictions exacerbés par sa « judéïté » reflètent les contradictions et conflits de sa création.
Aujourd’hui, dans une société individualiste et renfermée, les échos du mal-être de Kafka rebondissent sur les problèmes actuels de l’art et de l’affirmation de soi. Difficultés à se définir dans le cercle de la famille, de la société, de la nation. Difficultés de l’artiste dans une société repliée sur l’argent. Difficultés générationnelles et difficultés du couple : le grand malentendu humain de la relation à l’Autre, passé au crible de sa plume et la transposition métaphorique de l’écriture…
Autour de Kafka auteur de son œuvre, c’est un jeune homme auteur de sa propre biographie qui se dessine, dans les difficultés de reconnaissance qui en découlent. Nous nous y retrouvons tous : pathétiques, fragiles, odieux - autour d’un Kafka dont les fulgurances du génie se réduisent ou sont réduites aux petits travers obsessionnels du quotidien. Un Woody Allen avant la lettre, dont l’identité (juive) ne cesse de s’exprimer dans son rapport au monde, aux autres.
La mise en scène a choisi de tirer le fil de la pièce au travers de La Métamorphose, dont le texte vient rythmer - musicalement pourrait-on dire - chaque scène de ce ballet fiction/réalité. Tout se joue autour d’une table : table de la famille, tréteau du théâtre yiddish, table de l’écrivain…Une table étrange, disproportionnée, bancale autour de laquelle tout danse. Les personnages sont doubles : la famille « réelle » de Kafka devient grâce à un appendice ou un accessoire grotesque et disproportionné (un nez, un bout de joue, un front, un chapeau etc…) sa famille théâtrale excessive, tonitruante, envahissante.
Chaque scène est rapide et incisive : un couperet de guillotine s’abat à chaque conclusion pour couper le rire - ou les pleurs - qui menacent. Pas de pathos, mais une émotion grinçante qui nous fait rire malgré nous - de nous-mêmes. C’est un peu un film ancien et post-moderne à la fois : avec des costumes et une esthétique sépia qui rappellent également les couleurs de la « métamorphose » de Grégoire Samsa en vermine - des marrons mâtinés de gris-noirs et de vert foncés. On aura donc une succession de tableaux courts, traversés comme par les fulgurances du texte originel, du Livre de La Métamorphose : des images presqu’arrêtées sur les distorsions de l’âme de notre grande Famille Humaine.
Métamorphose de la condition juive ou de la condition humaine ? L’homme se révèle à lui-même et aux autres : vermine - ou bien est-ce justement le contraire ? Le bal de Kafka nous entraîne dans cette recherche de la vérité identitaire - juive et universelle, douce et cruelle, insaisissable…
Isabelle Starkier
Traduction de la pièce par Michel Lederer.
(Toute la famille est assise autour de la table)
FRANZ : où est-il ? Il a promis de venir.
JULIE (la tête entre les mains) : on s'échine au travail, et on continue jusqu'à ce que nos corps douloureux réclament du repos, et pourtant on continue encore et encore, et pendant tout ce temps-là, on songe : "Je le fais pour ma famille." Mais quelle famille ? Celle qu'on a ou celle qu'on aurait aimé avoir ?
FRANZ : je vais commencer à lire.
JULIE : j'ai passé ma vie à penser aux autres, à essayer de faire ce qu'il fallait, de vous aider, de nous rendre heureux. Et pour quel résultat ?
FRANZ : (lisant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla… »
(OTTLA entre, essoufflée. Elle s'assoit à côté de Julie.)
JULIE : où étais-tu?
OTTLA : dehors (à FRANZ) ça va prendre longtemps ?
FRANZ : j'allais commencer.
OTTLA : comment elle s'appelle, celle-là ?
FRANZ : la Métamorphose. Ça signifie changement, transformation.
OTTLA : ça existe une chose pareille ?
FRANZ : quoi ?
OTTLA : s'il était possible de changer, qui accepterait de rester tel qu'il est ? Toi ? ou toi ? Est-ce que ce n'est pas pour ça qu'on lit, qu'on écrit, qu'on pense, qu'on rencontre des gens, qu'on tombe amoureux, qu'on peint des tableaux ou qu'on fait des études ? C'est ainsi qu'on change, qu'on grandit et qu'on devient plus noble, plus fier et moins juif, ou plus chrétien, ou encore plus chrétien et moins...
JULIE : Ottla...
OTTLA : regarde-nous... En quoi on pourrait se transformer?
JULIE : de quoi tu parles?
OTTLA : de rien.
FRANZ : (lisant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla… »
JULIE : (remarquant la lettre) qu'est-ce que c'est?
OTTLA : où est père?
JULIE : à l'usine. Il y a passé la journée. Qu'est-ce que c'est ?
OTTLA : une lettre.
JULIE : pour qui ?
OTTLA : (à FRANZ) tu ne nous a pas dit ce que le docteur t'avait dit.
JULIE : quel docteur ?
OTTLA : celui qu'il a vu pour sa toux.
JULIE : vous comprenez ce que je voulais dire ? On ne se connaît plus.
FRANZ : j'ai une infection du poumon.
JULIE : quoi d'autre? Ce n'est pas...
FRANZ : une infection primaire du sommet du poumon.
OTTLA : primaire?
JULIE : si seulement tu mangeais comme il faut. Toutes ces salades, ces feuilles, ces branches, ces...
FRANZ : (lisant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla… »
(HERMANN entre et s’assied de l’autre côté de la table)
(FRANZ, reprenant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé… »
HERMANN : on vient de perdre Stiegmeier.
JULIE : quoi?
HERMANN : on a perdu Stiegmeier.
JULIE : oh! non!
HERMANN : notre plus gros contrat. La moitié de la production de l'usine.
JULIE : oh ! non !
OTTLA : pourquoi?
HERMANN : on est trop cher. Ou en retard pour les livraisons. Il ment, mais peu importe pourquoi. On l'a perdu.
JULIE : ça ne cessera donc jamais!
HERMANN : on travaille pendant trente-huit ans de sa vie, et voilà ce qui arrive.
JULIE : qu'est-ce qu'on va faire ?
HERMANN : si seulement j'avais des ouvriers. Je ne me sens pas bien. Je suis malade. Je suis fatigué. J'ai besoin d'ouvriers! (Une sorte de calme s'installe tandis que les membres de la famille se concentrent avec résignation sur l'histoire)
FRANZ : (lisant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla, transformé dans son lit... »
HERMANN : qui ?
FRANZ : quoi ?
HERMANN : qui est Grégoire Samsa ?
JULIE : on le connaît?
FRANZ : c'est une histoire. (JULIE lève la main) Oui ?
JULIE : c'est que la dernière, on n'a pas très bien suivi. Même une fois l'histoire finie.
FRANZ : vous vous êtes tous les deux endormis au milieu.
HERMANN : j'étais fatigué.
JULIE : j'ai saisi l'essentiel.
FRANZ : si je pouvais te la lire à toi seule.
JULIE : tu ne pourrais pas nous donner une indication ? au cas où ?
FRANZ : (lisant) « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla, transformé dans son lit en une véritable vermine… »
(FRANZ s'interrompt : JULIE a de nouveau levé la main)
JULIE : c'est bien "vermine" que tu as dit ?
FRANZ : une vermine, oui. Un insecte.
JULIE : c'était un homme, et maintenant c'est un insecte !
(long silence, échanges de regards) C'est extraordinaire, non ?
HERMANN : quel genre d’insecte ?
FRANZ : est-ce que c'est important ?
HERMANN : je ne sais pas. Si je savais quel genre c'était...
FRANZ : un cafard.
JULIE : beurk !
FRANZ : ou un bousier. Quelque chose d'infâme, de sale, et, de, de, d'indésirable. (JULIE lève une nouvelle fois la main) Oui ?
JULIE : une suggestion. Tu ne pourrais pas prendre un papillon de nuit, par hasard ?
FRANZ : un papillon de nuit ?
JULIE : oui. A mon avis, les gens n'aimeraient pas lire l'histoire de quelqu'un qui se transforme en cafard.
FRANZ : et pourquoi préféreraient-ils lire celle de quelqu'un qui se transforme en papillon de nuit ?
JULIE : parce que c'est beaucoup plus gentil. Oncle Alfred les collectionne.
HERMANN : oui, c'est vrai. (à FRANZ) Il pourrait te fournir des renseignements utiles.
JULIE : la prochaine fois qu'il viendra à Prague, on l'interrogera. Tu pourras prendre des notes, et...
FRANZ : (lui coupant la parole) Le problème est le suivant : est-ce que sa famille veut qu'il se transforme en vermine, ou bien est-ce qu'il en a toujours été une et qu'il était le seul à s'en rendre compte? Et est-ce que sa fiancée a compris que ce changement en pire n'était pas nécessairement un changement ? Et puis ont-ils fini par comprendre comment ils le traitaient jusqu'à ce qu'il devienne peut-être la, la chose même qu'ils avaient toujours craint qu'il soit en réalité ?
Son / noir
1, place de Bernard Palissy 92100 Boulogne Billancourt