Couple phare de l’histoire de la danse contemporaine française, Françoise et Dominique Dupuy poursuivent leur compagnonnage artistique avec Le Regard par-dessus le col.
Nos deux "artisans de la danse" ont été les précurseurs d’une danse contemporaine en France, fréquentant des créateurs d’ailleurs, initiant plus d’un jeune chorégraphe à venir.
Ce nouveau programme rassemblera dans une continuité artistique Wu Zheng et Dominique Dupuy, Sumako Koseki et Françoise Dupuy :
"c’est une rencontre de la pensée, entre deux Orientaux qui sont ancrés dans la culture occidentale, et deux Occidentaux qui ont fait la démarche inverse à travers l’imagination. Nos relations vis-à-vis de la culture des autres sont différentes. Pourtant en pensant par exemple au butô, qui se réclame de la pensée d’Antonin Artaud et de la danse allemande, deux courants qui nous sont proches, il y a une évidente correspondance", dit Dominique Dupuy.
Bien sûr, l’exotisme et le folklore ne seront pas de mise : le chorégraphe préfère imaginer une "montagne" virtuelle que chacun grimpe selon son origine et au sommet de laquelle les quatre interprètes se retrouveront.
Les écrits du poète-voyageur que fut Victor Segalen accompagneront cette soirée. Et peut-être d’autres textes de François Jullien, François Cheng, Jean-François Billeter, autant de penseurs qui vont au-delà de la seule fascination Orient/Occident.
De cette rencontre avec Wu le Chinois et Sumako la Japonaise, Françoise et Dominique Dupuy en parlent comme de quelque chose d’une très "grande profondeur, d’infinité". On est, alors, prêt à la suivre aussi loin.
Ph. N.
Le regard par dessus le col n’est rien d’autre qu’un coup d’oeil ; mais si gonflé de plénitude que l’on ne peut séparer le triomphe des mots pour le dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l’on voit de ce que l’on respire. Un instant, oui, mais total. Et la montagne aurait cela pour raison d’être qu’il faudrait se garder d’en nier l’utilité pesante. Tout le détour de l’escalade, le déconvenu des moyens employés – ces rancunes sont jetées par-dessus l’épaule, en arrière. Rien n’existe en ce moment que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d’y atteindre, et l’on s’avoue encore très dominé, très surmonté. Le sentier, qui n’a plus raison d’être fourbe, bute contre la hauteur qu’il doit enfin aborder franchement. Il ne faut pas renverser la tête en arrière et devancer du bond des yeux la marche enfin rythmique obtenue ; il vaut mieux fixer les yeux sur ses pieds que dans le ciel. Ce sont des conseils de route, et vulgaires.
Mais, atteindre le but au hasard est plus déconcertant que le manquer, et l’on sait à quel étonnement cela conduit. Il faut saisir le but dans un équilibre tel que l’ampleur en soit balancée et conquise ; il faut rester digne de lui : ni trop reposé jusqu’à l’oubli de la dépense, encore moins époumoné, ni épuisé – mais dans cet état désirable où la fatigue est plus que surmontée : dépassée ; dans cette ivresse palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui : les orteils, écarquillés comme dans le geste des sculptures antiques, se dilatent dans les sandales serrées aux chevilles… les épaules et la tête pèsent juste ce qu’il faut sur le dos, et les tempes battent d’allégresse, et le cerveau fiévreux de joie se comprend et se conçoit comme un organe heureux de vivre et digérant avec vigueur sa pensée…
Alors, ne pas s’élancer, ne pas s’arrêter, mais donner à point le dernier coup de reins pour s’affermir sur la hauteur conquise, et regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C’est ainsi que la possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle.
C’est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi, et que nul dieu ne pourra escamoter : – un moment humain. Un moment magique : l’obstacle a crevé. La pesanteur se traite de haut. La montagne est surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n’a plus tout d’un coup d’autres bornes que la feinte prolongée de l’horizon. Deux versants se sont écartés avec noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l’arrière-plan d’un arrière-monde.
C’est tout à fait un autre monde. L’on grimpait jusque-là dans les étroits fourrés humides où des sources pétillent partout, avec l’angoisse, inverse de la soif – le supplice de l’eau – d’avoir plus à boire que l’on a soif. L’on heurtait souvent un versant vertical trop proche, et collé sur les yeux, mais voici que derrière le col, la large vallée descendante recule ses flancs creux et roses, ses flancs désertiques, desséchés par un autre régime des vents et du soleil. C’est, de nouveau, la promesse haletante de désirs altérés, l’espoir de tendre vers la source – que l’abondance des sources avait tari.
C’est aussi la transmutation dans l’effort. Ayant jusqu’ici, tout fait pour élever son corps, l’ayant porté à chaque pas, c’est maintenant le corps qui se déverse, chute et entraîne. L’effort change bout pour bout comme un sablier. Les genoux qui soulevaient vont recevoir. Les jarrets actifs se font amortisseurs. Les bras nagent dans un équilibre entrecoupé de cascade, et le regard, précurseur aux bonds de dix lieues, plane et se pose à volonté sur cet espace.
Ceci est peut-être le symbole physique de la joie ? (…) Le dévers a compensé et mis en valeur balancée la puissance montante de l’avers, et démontré surtout l’incomparable harmonie, la plénitude, l’inouï de ce moment fait de contraires, le premier regard par-dessus le col.
Victor Segalen Equipée
"Toute question et toute incertitude sont portées à l’extrême lorsque, délaissant les parties dessinées de la carte… on s’aventure dans ses zones laissées en blanc." Victor Segalen – Equipée
L’Orient, l’Occident sont dans nos têtes « comme les essaims d’hirondelles, l’idée de quelque chose d’absent et de nécessaire, celle d’une main là-bas tendue de l’autre côté de la mer, celle d’une certaine unité à récupérer, d’une richesse qui nous attend. (Paul Claudel) Il n’est pas nécessairement besoin de franchir les océans : rêveries, lectures, images… sont de la partie.
Le corps lui-même peut s’y mettre. Aujourd’hui, les expériences « migrantes » ne manquent pas : butô ou taï chi à Paris, danse classique ou contemporaine à Shanghai ou Tokyo. Quant à la pensée, il y a belle lurette que le métissage est en action. Paul Claudel, Saint-John Perse, François Jullien, Jean-François Billeter, François Cheng et les autres… Segalen, lu et relu depuis sa découverte à travers Kenneth White, nous offre un espace d’interrogation, sans âge, loin de toute mode, exotique, moderne ou post-moderne.
Il nous indique le chemin du « Divers », de sa «valeur », il nous invite à « un acquêt du plaisir du Divers » pour le déguster. Il nous ouvre la porte à l’autre et à travers l’autre, à l’autre que nous ne savons pas toujours pouvoir être. Ce devenir autre se révélant un devenir soi.
Cependant, loin de nous pousser à nous accomplir, il nous suggère plutôt, dans le « désir d’une en-allée incertaine », de nous interroger, dans une inquiétude qui nous paraît être un sérieux gage de mobilité. S’inspirer de Segalen alors, qu’est-ce que cela signifie ? Certes pas faire du Segalen et se livrer à un quelconque mimétisme.
Entrer dans son souffle, comme une aspiration, celle dont Claudel pare la poésie d’un autre grand « orienté », Saint-John Perse. S’interroger sur la part d’imaginaire et de réel qui nourrit la danse de quelque couleur qu’elle soit.
Notre « équipée » est bipartite. Sur un versant du mont, deux occidentaux qui « s’orientent », sur l’autre deux orientaux qui « s’occidentent ». Le passage du col est le , «moment » de la rencontre avant que la « dévalée » des pentes n’ouvre l’espace des échanges.
Au sein du quatuor, s’il est certes un désir d’action en commun, ce n’est pas forger une communauté, mais donner à chacun un espace nourri de l’autre, dans des allers et retours remplis de l’histoire de chacun.
A regarder de plus près, la danse dont nous nous réclamons, de ce côté de la montagne, est celle que les premiers danseurs de butô de leur côté reconnaissent pour leur ,première « aspiration ».
Ainsi, par de subtils jeux de correspondances, les figures de Mary Wigman et celle de Kazuo Ono à travers celle d’Harald Kreutzberg peuvent apparaître au cours de l’action, ,tout comme d’autres fugitives allusions.
De sa « chambre de porcelaine », Segalen prévoyait « l’équipée » et celle-ci joignait le réel du voyage à son imaginé. Nos « orientements » et « occidentements » tout imbibés d’imaginaire se pétrissent aujourd’hui dans le réel de la création. Préalable à l’aventure, l’imaginaire lui survit.
Dominique Dupuy
1, Place du Trocadéro 75016 Paris