La première rencontre entre la chorégraphe et danseuse américaine Meg Stuart et le chorégraphe et danseur portugais Francisco Camacho date de 1989, à New York. Francisco Camacho suit Meg Stuart en Belgique pour s'y produire dans la première pièce de la chorégraphe, Disfigure Study. Après cette collaboration, chacun a suivi sa route.
Meg Stuart s’établit à Bruxelles et y fonde sa compagnie, Damaged Goods, avec laquelle elle crée aussi des spectacles à Zürich et à Berlin. Elle développe un vocabulaire très personnel dans lequel l’esprit et le corps apparaissent dans des contextes extrêmes, parfois contradictoires. Francisco Camacho travaille entre autres avec Alain Platel et Carlota Lagido, crée ses propres chorégraphies et fonde la compagnie EIRA.
En 1999, leurs chemins se recroisent brièvement, à l’occasion de l’épisode moscovite du projet d’improvisation Crash Landing. Cette année, soit huit ans plus tard, ils se retrouvent : Meg Stuart signe une nouvelle chorégraphie avec Francisco Camacho, dans un décor sonore de Hahn Rowe.
Production Damaged Goods et EIRA.
Chorégraphie : Meg Stuart.
Au bout du monde, il existe un espace imaginaire baigné dans une lumière plus blanche encore que le soleil vu de face. Avant toute présence humaine, le spectateur a le loisir d'en observer les rares éléments de carton qui le composent : un cygne placé de profil, un palmier, une sorte d'abri bus et une chaise. Une musique « spatiale » annonce la lente arrivée de face d'un homme vêtu de blanc et claquettes de piscine au pied. Sa marche est calibrée, légèrement saccadée, il pénètre l'espace comme ces personnages à moitié somnambules des jeux vidéo. Sans se départir de cette danse très près du sol, la marche subit des variations de vitesse et d'intensité, elle le conduit à découvrir physiquement, par contact direct, les différents éléments posés sur le plateau de scène. L'atmosphère est irréelle mais elle n'en est pas moins étrangère au spectateur de danse qui reconnaît par bribes des emprunts à la danse de Nijinski, attitude égyptienne de profil, ou à la danse romantique clairement symbolisée par la présence du cygne.
L'homme s'assied dans l'abri sur la chaise. La pluie se met à tomber. Interminable, elle résonne sur le carton, les fines gouttes ruissellent d'abord mais imprègnent progressivement ce matériau qui se décompose sous nos yeux. Un monde de rêve disparaît, liquéfié sous nos yeux impuissants. Loin des pièces de groupes auxquelles la chorégraphe Meg Stuart nous a habituées ces dernières années, toutes servies par un décor monumental, à l'imagerie complexe et aux actions multiples, Blessed est une pièce « économe ».
Sur scène, Francisco Camacho est seul, à l'exception d'une brève apparition de la danseuse Kotomi Nishiwaki. Quant au décor, il raisonne de sa propre fragilité. Seul luxe théâtral, et idée percutante, la pluie. Élément dramaturgique fondamental, il redéfinit l'espace scénique et le corps du danseur. La pluie, ou plus précisément l'eau qui tombe presque sans relâche des cintres, offre de nouveaux paysages pour une danse de corps humides. Dramatique, la pluie agit comme élément du réel qui fait irruption sur la scène inventée. Son action, bien qu'étant en partie imprévisible, puisqu'on ne peut prévoir exactement à quel moment le palmier ou l'abri vont s'écrouler, n'en demeure pas moins inévitable.
À la recherche d'une forme plus simple, Meg Stuart, poursuit cependant, avec cette pièce, les thèmes développés depuis ses premières pièces autour de la destruction, de la catastrophe, de l'échec, de la rupture. Profondément marquée par la catastrophe du passage le 29 août 2005 de l'ouragan Katrina dans sa ville natale de La Nouvelle Orléans, qui a fait état de plus de mille morts, Meg Stuart propose, avec Blessed, une réflexion autour de la survie. Comment composer ou recomposer son monde après le chaos ? À quel saint se vouer dans un univers de prédateurs prêts à abuser de la faiblesse humaine, entre le marché du divertissement et celui de la spiritualité ? Comment le corps réussit-il à surmonter les épreuves ? Sans jamais céder ni à la panique, ni à l'angoisse, ni aux hésitations, le corps ici repré senté accepte les circonstances imposées.
Les morceaux de cartons informes reprennent des formes multiples sous l'action de ses mains pour inventer mille autres abris possibles. Sculpteur infatigable de nouveaux espaces de vie, il ne se laisse pas aller au désespoir. Ouverte à l'appréciation de chacun, avec une scène finale qui fige l'homme en image, Meg Stuart signe ici une pièce qui affirme, avec maturité, la force consolatrice, bien que fragile, de l'art.
Aude Lavigne
76, rue de la Roquette 75011 Paris