Il en va de certaines pièces comme de certains livres ou de certaines musiques : elles deviennent culte avec le temps. Rouge décanté est de celles-là. Créée voilà plus de dix ans, reprise chaque année à Anvers où des fidèles reviennent la voir comme on ferait un pèlerinage, elle a été jouée sur les scènes du monde entier. Elle est programmée pour la première fois à Paris.
Au départ, il y a un livre écrit par Jeroen Brouwers, écrivain néerlandais curieusement méconnu en France. Rouge décanté relate les souvenirs de l'auteur, qui, enfant, fut enfermé avec sa mère, sa grand-mère et sa sœur dans un camp d'internement japonais lors de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce texte douloureux et puissant, qui raconte un pan de l'histoire longtemps resté occulté, Jeroen Brouwers relate l'horreur de ce qu'il a vu, mais plus encore l'état d'un enfant qui absorbe ce qu'il voit sans comprendre, et les conséquences que cela a sur sa vie d'adulte. Il dépeint comment une part de lui est restée là-bas, dans les camps, brisant sa relation à sa mère puis aux femmes, entravant son accès aux émotions. Comme l'affirme Guy Cassiers « c'est une ode à la survie par l'imagination et aussi, malgré la haine qu'il affirme, une ode à sa mère ».
Pour transposer ce récit sur scène, Guy Cassiers a comme souvent utilisé les ressources du son et de la vidéo, qui chez lui viennent amplifier l'émotion et l'humanité des êtres, installant une forme d'intimité et invitant à imaginer ce qu'on ne voit pas.
Rouge décanté parvient ainsi à créer sur scène l'espace mental de cet homme, un homme morcelé, démultiplié par les caméras qui le filment au plus près, toile d'araignée dans laquelle il se débat. Il s'agit ici d'entrer physiquement dans sa mémoire, dans sa chambre intérieure. « Je voulais que tout l'espace devienne la personne, que les spectateurs ne soient pas seulement passifs et dans l'écoute d'une autre personne mais qu'ils entrent vraiment dans la vie de cet homme » explique Guy Cassiers.
Ici les techniciens (lumière, caméra, son) sont comme les musiciens de jazz accordant leurs instruments sur celui de Dirk Roofthooft, prodigieux dans ce rôle qu'il joue aussi bien en flamand qu'en anglais, français ou espagnol. Passant par tous les âges, jouant l'enfant de cinq ans comme l'homme mûr, l'acteur flamand livre une interprétation sidérante. « Se mettre à nu, c'est le minimum pour espérer créer un miracle. Dans Rouge décanté, il faut faire autant attention à ce que le personnage ne veut pas dire qu'à ce qu'il veut dire. Il faut que j'invite au silence », livre-t-il.
D'une grande intensité, Rouge décanté descend profondément, comme en apnée, dans la noirceur et la cruauté humaine, mais invite dans le même temps à un voyage bouleversant, d'une très grande beauté.
L.D
Traduit du néerlandais par Patrick Grilli.
« Et c’est peu de dire qu’on le recommande, ce spectacle remarquable en tous points, d’une force émotionnelle d’autant plus soufflante qu’elle ne tombe jamais dans le pathos ou la facilité. (...) Dans son décor japonisant et nocturne, strié de fines lignes lumineuses rouges comme des traits sanglants, Dirk Roofthooft peut alors donner la mesure de son immense talent, qui nous emmène au plus profond de l’intériorité brouillée, floue, décomposée de cet homme peu à peu envahi par ce « rouge décanté » (...).» Fabienne Darge, Le Monde, 12 décembre 2015
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