Figure majeure de la danse américaine, Trisha Brown nous gratifie d’un triple programme aux allures de vagabondage dans son répertoire exceptionnel. De Set and Reset à You Can See Us sans oublier sa dernière création.
Inspiratrice du courant postmodern dance aux États-Unis, Trisha Brown a exploré bien des territoires vierges comme les toits, les galeries ou les façades de New York. Proche de plasticiens comme Robert Rauschenberg, Trisha Brown osera d’abord une danse abstraite tout en ruptures. Set and Reset, présenté à Chaillot, est un de ses chefs-d’oeuvre : le mouvement semble se faufiler entre des objets de Rauschenberg illuminés de projections et la partition de Laurie Anderson. You Can See Us, un duo, enchante par la tension mise en jeu. Enfin, avec sa dernière création, Trisha Brown retrouve la narration, ici inspirée par les extraits d’Hippolyte et Aricie, l’opéra de Jean-Philippe Rameau. Le style Brown en trois temps, trois mouvements.
Philippe Noisette
Set and Reset (1983)
Chorégraphie Trisha Brown
Scénographie Robert Rauschenberg
Musique originale Laurie Anderson
Lumière Beverly Emmons
Avec Leah Morrisson, Melinda Myers, Tamara Riewe, Laurel Tentindo, Dai Jian, Jung Hyun-Jin, Todd Stone
You Can See Us (1995)
Chorégraphie Trisha Brown
Musique, costumes, effets visuels, lumière Robert Rauschenberg
Avec Leah Morrison, Dai Jian
L’Amour au théâtre (création 2009,
première en France)
Chorégraphie Trisha Brown
Musique Hippolyte et Aricie de Rameau (extraits)
CostumesElizabeth Cannon
Lumière Jennifer Tipton
Scénographie Trisha Brown
Avec Leah Morrisson, Melinda Myers, Tamara Riewe, Laurel Tentindo, Dai Jian, Jung Hyun-Jin, Todd Stone, Nick Strafaccia
C’est la pièce la plus populaire de Trisha Brown. Après Son of Gone Fishing (1981), qui
marque l’entrée de la musique dans l’univers de la chorégraphe, celle-ci fait appel à Laurie
Anderson qui compose Long Time No See. Rauschenberg imagine un prisme aérien sur lequel
se projettent des images télévisuelles en noir et blanc. Le rectangle scénique induit les
directions de la phrase dansée initiale. Brown assortit celle-ci d’un jeu de consignes : être
simple, agir d’instinct, être visible ou caché, sortir, entrer, tracer une ligne. Des duos et trios
viennent éclore au milieu du plateau et complexifier l’espace. Cette danse continue
d’explorer les lieux inédits : une danseuse portée à l’horizontale marche le long du mur de
fond de scène et autour des pendrillons, un duo est exécuté par un couple à l’orée de la
scène. Set and Reset est emblématique du cycle des Instabilités Moléculaires, nom donné
par le critique d’art Klaus Kertess en regard de la nature imprévisible, tumultueuse et fluide
de la danse de Brown à cette période. Le tremblé chorégraphique est renforcé par les
projections suspendues et le voile transparent des costumes qui masquent à peine la nudité
des danseurs.
Emmanuelle Huynh, notice pour Le Dictionnaire de la danse, Larousse, 1999.
A propos de Set and Reset…
Je suis venue aux répétitions pour voir les premières versions de la pièce, et tous les
danseurs esquissaient des mouvements de chute - rapides, lents, dans d’étranges positions,
en se laissant glisser... J’ai toujours été intéressée de différentes manières par la chute, mais
je n’avais jamais tenté de composer une musique « qui chute ». Lorsque j’ai expérimenté
cela, Trisha réagissait constamment à ce que je faisais : pas avec des mots, mais avec son
langage corporel. Je n’avais encore jamais communiqué de la sorte.
Laurie Anderson
Je souhaitais que les costumes incitent le regard du spectateur à passer par-delà le costume
pour se tourner à nouveau vers la danse.
Robert Rauschenberg
Dans cette production, l’un de mes thèmes chorégraphiques était l’opposition visibilité /
invisibilité. Les pans de velours entourant la scène ont été remplacés par des tentures noires
transparentes qui marquent la limite entre les façons de se comporter sur scène et en
coulisse. Les danseurs n’ont donc plus de refuge, ils ne peuvent plus devenir invisibles, leurs
temps morts sont vus de tous. À cela s’ajoutent les costumes blancs extrêmement fins et
transparents de Bob Rauschenberg, couverts de motifs industriels imprimés en sérigraphie
dans des tons allant du gris clair au noir. Des costumes portés sans sous-vêtements. Il ne
voulait pas que les coutures de la lingerie perturbent le corps en tant que corps.
Trisha Brown
Elastic Carrier [Shiner] est un mécanisme mobile translucide, illuminé de l’intérieur par la
projection de quatre films. Je veux que les distorsions changeantes des images en viennent à
former un enchaînement visuel qui puisse fournir à la danse un environnement flottant.
Robert Rauschenberg
Pour Set and Reset, j’ai conçu une très longue phrase chorégraphique qui contourne le
pourtour extérieur de la scène et joue le rôle d’un tapis roulant qui livre duos, trios et solos
au centre de la scène. Tous les danseurs ont appris cette phrase et ont reçu cinq
instructions :
1. Optez pour la simplicité (le principe de clarté)
2. Jouez sur la visibilité et l’invisibilité (le principe d’intimité)
3. Si vous ne savez que faire, alignez-vous sur les autres (une aide pour combler les temps
morts)
4. Restez sur le bord extérieur de la scène (le principe spatial)
5. Suivez votre instinct (joker).
Nous avons commencé au fond du plateau à gauche, nous répandant plus ou moins sur
scène en un foisonnement de mouvements issus de la partie supérieure de la phrase
chorégraphique. Je me suis alors retournée, assise sur le sol, puis laissée rouler sur la
colonne vertébrale jusqu’à prendre une position d’appui renversé sur les épaules. De son
pied, la danseuse qui se trouvait derrière moi a exercé une légère pression sur mon bassin,
j’ai pivoté de 180 degrés sur mes épaules, je me suis laissée rouler par terre et me suis levée
pour reprendre ma place dans la phrase. L’appui renversé sur les épaules ne faisait pas
partie de celle-ci. La chorégraphe donne des instructions non verbales aux danseurs, c’est à
eux de relever le gant.
Trisha Brown
You Can See Us est la version « duo » de If You Couldn’t See Me, dansé à l’origine par Trisha
Brown et Mikhail Baryshnikov. Elle crée un impact visuel très fort en transposant la
composition spatiale d’origine en images se faisant écho.
Les deux danseurs ne se touchent ni ne se regardent jamais, mais néanmoins la tension
entre eux est palpable, tout sauf calme.
Anna Kisselgoff, The New York Times
Hippolyte et Aricie est une très belle composition de formes préclassiques inspirées de l’opéra baroque de Jean-Philippe Rameau. Complexe et musical, cette danse abstraite met en scène des duos et trios intensément compliqués et athlétiques qui répondent à l’essor aérien de la musique.
L’Amour au théâtre a cette intelligence caractéristique des pièces de Trisha Brown.
S’appuyant sur des extraits exubérants d’Hippolyte et Aricie, la chorégraphe évite
néanmoins subtilement les références au monde de la chasse et de la mer que comporte
l’oeuvre de Rameau. Magnifiquement costumés par Elizabeth Cannon, les danseurs jouent
avec la variété des associations : tantôt ce sont les hommes qui portent et soulèvent les
femmes, tantôt ce sont elles qui les soutiennent, donnant constamment le sentiment que
l’initiative peut être prise des deux côtés. Au-delà de l’aspect humoristique, L’Amour au
théâtre est une intéressante mine de réflexion sur le mouvement.
Alistair MacCaulay, New York Times
1, Place du Trocadéro 75016 Paris