Tableau d'une exposition amoureuse
Mon rêve du Lac des Cygnes
La presse
Raimund Hoghe est né en 1949 à Wupperthal. Il a été beaucoup regardé et jugé depuis sa naissance. Si le corps est différent, et devient alors le réceptacle de toutes les conventions, de toutes les exclusions, il affirme par son exposition une résistance combative. Tous ses spectacles répondent ainsi à la nécessité de « jeter son corps dans la bataille » selon les mots de Pasolini. Plus subtile néanmoins qu'une revanche contre le destin, son œuvre peut être lue comme un « transfert » réussi. Il est bien sûr question de réfléchir les normes sociales et esthétiques du corps, et en ce sens le travail est politique, mais loin du réalisme, elle impressionne par sa puissance « symboliste ». Proche en ce sens du théâtre de Maurice Maeterlinck, le chorégraphe allemand possède l'art de rendre perceptible, et donc sensible, des émotions, des personnes, des relations. On sort rarement indemne de ses spectacles. Et souvent bouleversé. C'est que la beauté des œuvres de Raimund Hoghe est persistante comme les traits d'une personne que l'on aime.
Swan Lake, 4 acts est la dernière création du chorégraphe. Il est tentant de créer un lien avec Sacre-The Rite of Spring ou Histoires de danse-Tanzgeschichten, ces deux pièces présentées l'an dernier au Théâtre de la Bastille, et de voir en Raimund Hoghe un arpenteur de souvenirs, qui fouillerait les mémoires de la danse. Ce serait faire fausse route. Contrairement à l'illusion créée dans chacune de ses pièces, il ne possède pas une extraordinaire collection de vieux disques qu'il écoute langoureusement depuis l'enfance. Il détient, en revanche, cette étonnante capacité de créer du souvenir commun. Cette vertigineuse qualité théâtrale d'établir un monde vrai sur du faux semblant.
La musique est centrale. « J'aime la musique populaire, explique-t-il, parce qu'elle nous relie, it connects us. » Pour la création de Swan Lake, 4 Acts, Raimund Hoghe a pensé à la pièce de Samuel Beckett, La Dernière Bande. On y voit Krapp, personnage unique, écouter sa voix d'avant, enregistrée sur bandes impressionnées, qui raconte sa vie. Il sort, du tiroir de la table, différentes bobines soigneusement numérotées, les passe, fait des pauses, puis se repasse plusieurs fois les mêmes passages. Raimund Hoghe a construit son spectacle avec cette qualité de présence et d'écoute. « J'ai écouté beaucoup de versions différentes de l'œuvre de Tchaïkovski, explique-t-il, j'ai choisi des versions très différentes que je ne diffuse pas intégralement. Je diffuse plusieurs fois les mêmes extraits mais dans des versions différentes. J'aime beaucoup la version dirigée par Pierre Monteux, qui avait quatre-vingt-cinq ans lors de cet enregistrement, c'est comme du Stravinsky, on y entend toutes les notes. » Une musique qui s'imprime en nous, qui creuse des sillons, qui crée des rigoles. Un effet presque géologique sur nos corps en érosion.
Et puis il y a l'histoire de cette œuvre majeure du répertoire chorégraphique. Un drame de la fatalité qui finit en véritable conte de fées. Une jolie fille, Odette, est transformée en Cygne blanc, un maléfice que seul l'amour peut conjurer. Le prince Siegfried le lui promet mais il tombe dans le piège des apparences et épouse Odile, Cygne noir. Ils se retrouveront néanmoins au « royaume des ondes » pour une heureuse vie éternelle.
Pour les interpréter à ses côtés, Raimund Hoghe marie fidélités et découvertes. Il poursuit un travail entamé avec certains interprètes comme Lorenzo De Brabandere, jeune artiste découvert dans la pièce Young People, Old Voices devenu le partenaire amoureux dans Sacre- The Rite of Spring ou Ornella Balestra, apparition quasi fantomatique dans la pièce Histoires de danse-Tanzgeschichten, « danseuse classique qui n'est plus très jeune, double qualités rares dans les pièces de danse contemporaine ». Et s'enthousiasme à l'idée de nous présenter pour la première fois le danseur médecin algérien Nabil Yahia-Aissa, ou Brynjar Bandlien danseur rompu à la danse classique pour avoir longtemps travaillé au Nederland Tanz Theater. Sur scène, à tous il demande d'être le plus simple possible. Car s'il les choisit, c'est avant tout par désir de rencontrer, de présenter, de montrer et de partager avec le public des personnes qu'il aime beaucoup. En ce sens, son travail peut être vu comme une galerie de portraits amoureux.
L'amour, pour Raimund Hoghe, est le sujet de la pièce. Un désir d'amour qui progresse lentement au fil des actes. Sa version emprunte à la chorégraphie la plus célèbre, celle de Marius Petipa, mais il ne faut pas s'y tromper : dans son Swan Lake, les rôles et les genres se croisent. Tout le monde peut être le Prince ou Odette. Politique, cette pièce est selon les mots de l'auteur « mon rêve du Lac des Cygnes, my dream of Swan Lake ».
Aude Lavigne
"Concilier tranquillité et férocité ressemble à une gageure, sauf pour le chorégraphe allemand Raimund Hoghe. (...) il nous prend par la main l'air de rien et accentue peu à peu sa pression. Jusqu'à l'accélération finale du IVe acte, apothéose mortelle d'un cygne difforme qui meurt d'amour tel un ange déchu. (...) Sur un scénario usé, Raimund Hoghe appose la marque vive, affolante d'urgence d'aimer de son Swan Lake à lui. Longtemps rêvée, longtemps fantasmée, cette vision, de l'ordre de l'apparition, il en a poli tous les angles pour dresser la silhouette d'un monde de beauté tel qu'enfant, lui qui voulait devenir danseur mais ne put réaliser son rêve à cause de son dos, il a pu la projeter. La beauté chez Hoghe est spectrale, tamisée par la douleur et la fatalité." Rosita Boisseau, Le Monde, 6 Juillet 2005
76, rue de la Roquette 75011 Paris