When I take off my skin and touch the sky with my nose, only then can I see little voices amuse themselves
La scène est un joyeux bazar, mais étrange et beau. Des tulles superposés, des écrans de télévision, des danseurs-comédiens-chanteurs vêtus d’extraordinaires costumes, en fausse peau de bêtes sauvages agrémentés, sur un sein, en cache sexe ou au creux d’une épaule, d’un animal en peluche (zèbre, lion, éléphant, tigre, panthère, poule noire). Les acteurs-danseurs-chanteurs portent des servantes de théâtre comme des javelots. Les actions qui se passent sur scène, sont filmées et projetées en direct sur les voiles et les écrans, créant d’étranges images expressionnistes.
On dirait un décor pour le Vaisseau fantôme mais ce n’est pas Wagner qui arrive mais plutôt le grand répertoire italien : Carmen, Don Giovanni, J’ai perdu mon Eurydice, Madame Butterfly et aussi O sole mio pour faire plaisir à Pavarotti et un petit chant ethnique africain histoire de montrer que l’on peut le faire aussi. Dans un spectacle précédent, Robyn Orlin avait tourné en dérision le ballet classique-tutu, pointes et mignons chignons tirés. Cette fois, elle prend pour cible l’autre monument de la culture bourgeoise occidentale, l’opéra. Elle avait roulé dans la farine les petits chaussons de satin blanc, elle passe les grands airs que tout le monde re-connaît à la moulinette ou plutôt au couteau électrique (drôle de gag que n’aurait pas renié Jean-Christophe Averty).
Cinq minutes suffisent aux spectateurs pour comprendre qu’ils doivent abandonner tout sérieux. Du reste, ils ne tardent pas à être convoqués sur scène pour partager les miches de pain malaxées à pleines mains ou une chevauchée lyrique très suggestive. Le reste est inénarrable : il faut se laisser aller à ce jeu de massacre tonitruant, kitsch et pop, franchement de mauvais goût, excessif, ludique avec du pire et du meilleur, qui tient plus de la performance agit-prop que du spectacle formaté pour les scènes artistiquement correctes.
Citoyenne d’Afrique du Sud, Robyn Orlin fait du colonialisme à l’envers. Elle s’approprie les monuments de la culture occidentale et en fait des barbarismes. Cela pourrait être un blasphème ; on peut s’en irriter, on peut aussi se regarder avec humour dans ce miroir que nous tend une artiste formée dans une autre réalité culturelle dont la démarche est d’interroger le regard que l’Europe porte sur l’Afrique. « Comme la littérature, dit-elle, les œuvres lyriques ont été les véhicules du colonialisme. Je veux montrer comment certains de ses airs sont si connus qu’ils ont basculé dans une sorte d’universalité. En Afrique du Sud, plein de gens, dont de nombreux enfants des rues, connaissent par cœur des mélodies sans même savoir d’où elles viennent. Elles leur appartiennent désormais ! »
La chorégraphe sud-africaine blanche, qui donne des cours dans les townships et qui s’est délibérément engagée dans la lutte contre le régime de l’Apartheid, compose ses performances comme des brûlots politiques : elle porte sur la scène les maux de son pays : le scandale du sida et du lobby pharmaceutique qui interdit l’accès aux médicaments génériques dans un pays où les malades sont des millions, le racisme et les mécanismes de pouvoirs et d’oppression des blancs à l’encontre des noirs, les préjugés des occidentaux en matière de création venue d’Afrique… Elle raconte comment, dans son enfance, chaque dimanche, elle accompagnait sa mère à des spectacles de danses traditionnelles interprétées par des mineurs, à quelques kilomètres de Johannesburg : « Les hommes se retrouvaient entre tribus, s’habillaient avec leurs costumes de fête et dansaient. J’en conserve un souvenir de grande beauté et de tristesse. Les commentaires du public étaient d’un racisme ignoble. J’y ai formé mon goût de chorégraphe et mon opinion politique ».
1, square du théâtre 14200 Hérouville Saint-Clair