Carte blanche à Karry Kamal Karry
Bakémono § #2
Deuxième temps du triptyque
« Un processus expérimental »
Une œuvre « expériencielle »
Bakemono : des réactions…
Point de vue
S pour M
Médée sans le refuge du signe
Avant-propos, deux hommes pour une femme absente
Un retour à l’origine de l’être
Démarche, recherche, mise en scène
Rapport au public & Scénographie
Analyse
Réflexion, action…
La Compagnie Karry Kamal Karry investit pour deux soirs le théâtre de Confluences. L’occasion pour l’artiste de faire découvrir son univers artistique au cours de ces deux soirées en diptyque, déclinées chacune en trois temps forts :
A 20h - Bakemono § #2. Pièce chorégraphique pour un être corps et une bulle avec Yoshifumi Wako (deuxième volet du triptyque des Siams composé d’artistes japonais) déjà présentée aux Rencontres chorégraphiques - Japon au Théâtre du Lierre à Paris.
A 21h - L’avant-première de S pour M… Création. Monologue pour deux êtres corps à partir d’un texte de Michel Simonot et de l’opéra contemporain de Michèle Reverdy Médée) ; avec Béatrice Di Carlo chanteuse lyrique, et Claire Mathaut comédienne.
A 22h - Une installation et une projection de vidéos danse de Ralph Louzon (artiste associé) autour des créations de la compagnie, Noir Trace… diffusée sur Arte, Siamois § #1 et Bakemono § #2, diffusées au festival de vidéo danse de Beaubourg (Paris) et dans de nombreux festivals à l’étranger.
Entre expérimentations chorégraphiques, théâtrales, sonores et visuelles, il nous dévoilera son univers, ses inspirations et ses rencontres. Cette carte blanche sera l'occasion de vous proposer un métissage des pratiques artistiques de l’univers de Karry Kamal Karry. Aux confluents de l'expérimental et d'une démarche revendicative, il propose deux créations personnelles et évolutives de sa démarche, tour à tour construites ou déconstruites, souvent proches des arts plastiques.
Le projet Siam # 3 § présente différents aspects de la démarche artistique de Karry Kamal Karry, une démarche nourrie par une migration et une exploration continue entre les différents territoires géographiques et culturels, tout autant que par une réflexion sur le contexte de la création chorégraphique. Il multiplie ainsi les interrogations, par son désir de prendre en compte les données sociales, historiques de chacun des êtres artistes. Ce projet regroupe trois pièces chorégraphiques.
Il est conçu pour être complété par le projet partes extra partes qui réunit les trois vidéos danses sur les créations, un documentaire sur le sujet et sa démarche artistique, une ex-peau-sition, et un ensemble d’ateliers performances liés au laboratoire de la décade.
Un homme nu dans une bulle... Incarnation plastique de la monade, ce monde possible se déploît devant nous, créant un étrange sentiment, ambigu : s'y mêle le malaise de cette confrontation avec une mise à nu qui fait violence, et en même temps, la sérénité, lanscinante, de cette adéquation de soi à soi, cohésion de peau et bulle, adhérence. Cette danse est une mélopée, elle a la vertu, quasi-magique, de suspendre l'attention qui ne peut se fixer à un mouvement "absent"... Alors le spectateur se découvre, capté par une présence, qui pourtant se refuse. La confrontation demeure secrète : rien de ce qui se dit ne se dit comme tel, tout demeure étouffé comme cette violence sous peau, ce battement comprimé qui trouve son souffle quand le corps cesse d'être pesant.
Conception et chorégraphie : Karry Kamal Karry
Danseurs : Yoshifumi Wako
Film - vidéo - lumière : Ralph Louzon
Durée : 1h
Karry Kamal Karry questionne le corps dans sa réalité quotidienne. Une réflexion sur le corps et son rapport au monde. C'est par sa relation au temps, à la fois comme histoire et comme temps chorégraphique, qu'il faut d'abord saisir la danse de Karry Kamal Karry. Le parcours et le destin personnel de celui-ci sont pourtant marqués entre sud et nord.
Le temps avant l'espace, le temps pour maîtriser, transcender et finalement renverser au bénéfice de la danse. Les innombrables contradictions nées du déracinement et du passage, entre trois civilisations, trois cultures de penser la danse et la vie. Car pour voir toute la richesse, la profondeur, et la délicatesse des mouvements, mais aussi l'inquiétude et la violence qui habite la danse de Karry Kamal Karry, il faut comprendre la nature très particulière de son rapport à l'histoire et à la tradition.
La danse de Karry est d'abord un mouvement, un cheminement au jour le jour, fondé sur un geste d'une radicalité absolue. Une recherche, au sens propre, de l'insensé ce qui n'est pas préalablement habité par le sens. Il ne s'agit pas d'un paradoxe. Plutôt d'une nécessité première : chez ce jeune chorégraphe, profondément habité par l'histoire et par sa propre responsabilité par rapport aux traditions dont il est le dépositaire, l'invention passe d'abord par la destruction de toute forme pré-établie.
Cette démarche lui permet de créer dans l'instant quelque chose à l'infini, un moment de la vie partagée avec autrui, sa danse crée une sorte de poétique de métaphysique instantanée.
Inclassable, cet artiste brouille les frontières entre les genres en élaborant une rencontre complexe entre la matière et le corps en mouvement, entre la matière et le son. Aboutissement des diverses explorations qu’il a menées tout au long de son laboratoire de la décade. Ici elles s’allient à une vision artistique forte pour mieux interpeller les sens du spectateur.
Dans un monde où nous voudrions être partout à la fois, un monde technologique qui échappe à notre contrôle et dans lequel le virtuel occupe de plus en plus d’espace, la place du corps semble trop souvent menacée. Or, le corps demeure au centre de l’œuvre de ce jeune créateur, qui nous propose un « déverrouillage sensoriel » à travers cette expérience esthétique et plastique fascinante.
En effet, agissant par voie sensorielle, cognitive et affective, l’œuvre nous amène à percevoir différemment l’espace, l’autre, ainsi que notre propre corporalité. Il semble que les stratégies esthétiques déployées puissent permettre au spectateur de comparer le corps mis en scène à l’image mentale qu’il se fait de son propre corps, et l’amener ainsi à prendre conscience de son identité corporelle et de son être-au-monde.
Karry Kamal Karry a élaboré son projet en privilégiant une approche non hiérarchique des divers éléments représentés; percevant son travail comme un échange à fleur de peau entre la danse, la vidéo, la lumière, le son, l’espace et la matière. En fait, l’artiste veut désarmer la réception passive en créant un environnement polysensoriel stimulant.
Tout le dispositif d’installation vise donc à procurer une expérience esthétique intense, au cours de laquelle le spectateur se trouve physiquement engagé. En utilisant très peu de lumière, l’artiste joue, par exemple, sur le phénomène de persistance rétinienne, afin de créer des effets d’absence, présence. De plus, le système de sonorisation acoustique développé pour Bakémono permet au spectateur non seulement d’entendre différentes couches sonores, mais aussi de ressentir physiquement les vibrations des sons du danseur captés dans la bulle.
Si le spectacle s’avère une expérience sensitive et optique destabilisante, il éveille aussi d’autres sens. L’ensemble des stimuli sensoriels vient ainsi confondre le spectateur, et l’invite donc à la réflexion.
Une pièce chorégraphique
radicale et minimaliste
Bakémono §#2, deuxième volet du triptyque des Siams nous plonge dans une ouverture sur un monde de sensations, d’émotions, au cœur duquel le corps est mis en jeu dans sa vérité nue et exposé à de multiples interrogations. Karry Kamal Karry développe un monde à la fois extérieur et intérieur au nôtre, un monde qui, sans être tout à fait de ce monde, n’en est cependant pas séparable.
Interpénétration
sans obstruction
Un monde où les réalités individuelles ne s’opposent pas les unes aux autres, mais se laissent enrober dans une réalité plus grande de laquelle et à laquelle elles participent, au point que chaque existence individuelle devrait contenir en elle-même toutes les autres.
Ici, ces existences s’interpénètrent sans se faire obstruction, c’est à dire sans se masquer ni se faire d’ombre les unes les autres. Monde de lumière et d’unité : s’il y avait obscurité en effet, l’interpénétration dégénérerait en confusion. La luminosité permet au contraire la transparence, parce que l’entremêlement des rayons s’effectue en douceur, sans que l’un d’eux détruise ou neutralise l’autre.
Une méditation poétique
et métaphysique
La danse n’est plus un moment de rupture, mais tend à devenir naturelle. Toujours présente, latente toujours prête à bondir. Elle n’attend pas son heure, elle est l’heure elle même. Le silence, élément premier dans Bakémono, est au centre de ce qu’on pourrait appeler l’expérience du corps. Selon sa force d’intensité, il fait ou défait le corps, l’irradie ou l’efface. Il fascine, émerveille ou dérange et plonge dans l’extase comme dans le vertige de l’effroi. Bakémono § #2 pose autant la question de la représentation que celle de la perception.
Une danse profonde
La chorégraphie de Karry Kamal Karry se déploie dans un espace qu’il crée à la mesure de ses détours ou de ses inflexions, procédant par connexions qui ne sont jamais préétablies, allant du double à l’individuel et inversement, du volontaire à l’involontaire et inversement. Si la danse de Bakémono § #2 peut être considérée comme une faculté naturelle, c’est précisément comme processus, elle ne se trouve elle-même que dans des mouvements tous singuliers, produits par les trajectoires entremêlées, construisant un espace volumineux qui s’en vient, s’avance, se replie sur soi, se dilue, explose, s’annihile, se déploie. Il se consacre à un travail poétique, une écriture radicale du mouvement par la sensation, explorant la danse profonde qui l’anime.
Le rendez-vous fixé à 50 est avancé de 5 minutes. 5 minutes plus tard, nous poussons la porte d’un espace dans lequel nous sommes invités. Au centre, éclairé par des ponctuations de lumières, un homme nu dans une sphère nue elle aussi tant elle est transparente. Nous sommes conviés à en parcourir la circonférence. Je m’engage dans une marche lente et silencieuse immédiatement connectée à une géométrie expressionniste. Je fais le tour d’une sphère qui entoure un être dont la proximité est rompue par une membrane souple d’une substance élastique. Il est inaccessible. La protection invincible de la sphère le projette à une distance incalculable. Je rejoins ma place après une rotation complète autour de la bulle. Le corps ne doit pas avoir froid. Dans sa vitrine circulaire, il se tient immobile et vertical. Cette confrontation imposée par ce chemin de ronde amorce un passage à l’immobilité. Le silence comme allié, je ne bouge plus que mes yeux. Je sais que l’impact de cette vision résonnera longtemps en moi.
La bataille du dialogue intérieur s’installe.
Avant de le faire taire, je me dis que les proportions sphère/corps correspondent à celles d’un état embryonnaire en gestation. Plus d’oreilles pour la raison. Un miroir dont le reflet transperce les apparences par acceptation. C’est une sphère de pensée qu’il nous est donnée de percevoir. A quoi bon réfléchir un reflet ? Le positionnement Physique est le positionnement Mental. Je suis en position assise, le corps dans la sphère est debout. Je plonge dans cette fixité immuable. Les ombres de son dos me guident vers un vertige qui m’ébranle. L’immobilité est une succession de mouvements imperceptibles si rapides… J’entre dans un territoire sans limites où les forces s’opposent. Le silence devient assourdissant. l'inertie revendique sa vigueur et ses lois se dégagent en évidence railleuse. L’effet de vertige comme le grand huit s’estompe. Le corps qui se tient à distance est éclairé, tête plongée dans l’obscurité. Seuls deux faisceaux dessinent les oreilles.
Un corps sans tête est un corps sans conscience.
Et pourtant il semble savoir puisqu’il est vertical, bipède, d'aplomb. Les pieds sur terre, la tête encapuchonnée de pénombre dont la seule sagesse se maintient dans une posture qui permet l’échange ascensionnel, montre son humanité. Sa main est crispée sur la matière environnante. Cette posture maniériste remonte et se répand dans tout le corps revisité par les grandes étapes de l’histoire picturale. Des bulles éclatent dans la bulle, vestiges du passé en mission intemporelle. Depuis combien de temps le corps est là ? Je rencontre Albrecht Durer suivit de Léonard de Vinci et les pages défilent tandis que le corps présente son profil. Abondances d’informations, déconnexion.
Le corps est en action, la tête est rendue au grand jour maintenu dans le noir puisque les yeux sont clos. Je reste camouflée dans ma situation de spectateur à l’affût de cette courageuse aventure intérieure offerte à l’extérieure, étrange échange, généreux d’interpénétrations, qui me renvoie à moi-même. L’introspection devient coutumière et ce n’est qu’à ce prix que me serra donné l’accès à la compréhension. Je me souviens du Rien. Le corps descend vers le sol et prend possession de son environnement, fondu dans l’espace comme les premières formes de vie pour pouvoir subsister. Désir instinctif d’adaptation.
Chaque mouvement est un enseignement dont le corps s’accapare, repoussant ses limites, se ressourçant dans l’immobilité.
Assis, puis allongé puis debout à nouveau, il revisite deux fois chaque étape de son évolution. La loi du passe et repasse offre l’acquis de l’expérience. Jusqu’au moment où il semble confronté à sa propre chaire par la découverte d’une valve qui le relie à l’extérieur dans un souffle étourdissant. Doit-il faire don de sa matière vitale pour accéder à un espace lointain ? Magistral sentiment d’impuissance, les limites deviennent palpables et infranchissables… Épouvantable frustration naissante. Piège à l’affût, tapi par cet effroyable constat atténué par les harmoniques agissant comme des anticorps. Mais le corps sait.
Bercé par la confiance d’un mouvement infini auquel il s’abandonne totalement en recours unique.
S’accaparant chaque direction en son centre impeccable, il arpente l’espace en pulsions spasmodiques, tel un point de fuite, les directions qu’il empreinte envoient en retour ses flux d’énergie dont le corps se nourrit pour libérer la conscience. Le temps règne sur l’instant.
Une frêle membrane sépare un monde d’un autre.
Le corps, autre maintenant est devenu inerte et les ténèbres l’ont à nouveau envahi. Une lueur s’est levée sur cette vision iconographique. Le corps gît. Sous la bulle il s’effondre, révélant le prisme lumineux en un mouvement continu jusqu’à épouser son enveloppe et enfin s’arrêter. Le silence est assourdissant, je me souviens que je respire. Un instant plus tard, je suis invitée à parcourir ce chemin une seconde fois. J’observe le corps-témoin et ses formes linéaires formées par la peau translucide d’une sphère aplanie. Les replis qu’elle laisse, dessinent un nid autour du corps dont seule la tête est extraite de cette masse encore tiède. J’achève cette promenade circulaire en remerciant les êtres qui, par ces expériences, font des pansements au monde en retournant à leur totalité. Et je sors dans l’air frais pour respirer.
Cathy E., Point de vue…, mai 2004
Karry Kamal Karry continue, en parallèle à ses propres créations, de répondre aux défis des commandes. Il propose ainsi un très audacieux projet de mise en scène d’un texte de Michel Simonot. Ce texte traite du personnage de Médée, mais un Médée hors-champ, une Médée qui aurait quitté la sphère de la représentation. Il est donc tout particulièrement intéressant dans la mesure où la figure mythique s’efface : ne doit demeurer que l’essence de ce qui fait la femme.
Conception, chorégraphie et mise en scène : Karry Kamal Karry
Texte : Michel Simonot
Musique : Michèle Reverdy (à partir de son opéra contemporain de Médée)
Voix parlée : Claire Mathaut
Voix chantée : Béatrice Di Carlo
Durée : 45 min
"Ne pas être Médée : être condamné à jouer Médée. Ne posséder que les mots pour, chaque soir, commettre le crime. Et si les meurtres étaient commis par les mots ? Si la langue était plus forte que le tranchant de l’acier ? Si le pouvoir de l’actrice était de manier les mots, jusque hors de la scène, précisément hors de la scène, après le spectacle, pour, enfin, le commettre, ce crime, enfin seule, ici, enfin maître de sa parole, hors du regard des spectateurs ?" Michel Simonot
"La société, le déterminisme lié à la naissance, à la géographie ou à la classe sociale n’expliquent pas la totalité d’une personne. On ne peut s’appuyer sur ces seules données pour observer toute la vie, la pensée, les sentiments, les désirs d’un homme ou d’une femme. Une fatalité plus haute et obscure semble tracer ses propres chemins, mener à l’abîme, à la catastrophe, à la mort et plus rarement à la félicité et au bonheur éternel." Karry Kamal Karry
« Je veux que le spectateur se retourne sur le silence qui retient le texte. Moment qui enferme tous les possibles. Chaque mot est le risque de l’achèvement définitif du texte.» Michel Simonot, Une suite pour Médée.
Si le mot est ce qui déchire le silence, surgit, intervient après avoir livré la bataille d’un sens singulier qui surmonterait le cadre du signifiant…
C’est à la suite d’une commande de Michel Simonot et Nadia Djerah, (comédienne, metteur en scène) que Karry Kamal Karry, danseur, chorégraphe et metteur en scène, crée Une scène pour Médée, suite 3, sur un texte de Michel Simonot au théâtre de Confluences à Paris en Mars 2003. C’est dans cette optique qu’il désire reprendre ce projet avec la comédienne Claire Mathaut et la chanteuse Béatrice Di Carlo, pour développer son exploration de la matière textuelle, en partant de l’être corps.
Dans cette mise en scène, il développe une démarche radicale, de déconstruction du texte, destruction, disparition du sens et de la langue. Une écriture de discontinuité du sens, voire une déformation du sens premier. Recherchant la parole d’avant la parole. La naissance du son d’avant le son, le son d’avant le mot, le mot d’avant la phrase par un retour à la page blanche.
Il investit une mise en correspondance avec la matière sonore que représente le texte. En partant du vide, immobilité, silence, sonorités et rythmes qui ponctuent et altèrent le sens de la matière, la voix et l’interprétation. Un retour à l’origine de l’être. Une mise en corps des mots dans un espace de l’entre deux.
Dans son processus, il ne cherche pas à amener Claire Mathaut dans une interprétation du personnage mythique de Médée, mais retient l’idée de la femme en tant qu’être corps, social et culturel dans sa position d’artiste. Et quelle scène pour elle, en tant que femme en France aujourd’hui ?
Dans son dispositif scénique, il pose la question de la représentation en plaçant le public au plus près, en le conduisant à porter un regard différent sur l’être corps qu’il interroge dans la durée et dans la conscience du rapport à chaque instant présent. Il casse les codes habituels de la représentation et offre au spectateur un espace et un temps qui lui permettent de modifier sa perception de la représentation.
Comment susciter chez le spectateur quelque chose de profondément mystérieux, insaisissable, et qui a à voir avec ce que l’humain a de plus inconscient, secret, dans son rapport à la mémoire de l’histoire oubliée ?
Dans le rapport au texte, je développe une mise en scène radicale qui joue sur la déconstruction, voire la destruction et disparition du sens et de la langue. Je cherche à pénétrer dans une écriture de discontinuité du sens. Rechercher la parole d’avant la parole. La naissance du son d’avant le son, le son d’avant le mot, le mot d’avant la phrase, par un retour à la page blanche, au silence et à l’immobilité. Un retour à l’origine de l’être. Une mise en corps, une mise à mots dans un espace de l’entre-deux.
Voilà pourquoi l’articulation qui doit s’opérer avec le spectateur et pour moi essentielle : si le travail est de percevoir en-deçà alors il faut que le spectateur accepte et comprenne cette suspension du sens.
1. Je place le projet dans le rapport au spectateur
2. Je mets le spect-acteur face à la question de la représentation :
- De sa représentation du corps, du monde, du spectacle.
- De sa place, son positionnement, son écoute et son regard…
-Confrontation du pouvoir de représentation de l’histoire, de la réalité.
- Miroir de soi dans l’inconscient de l’objet en représentation.
Le dispositif scénique place le public au plus près, le conduit à porter un regard différent sur l’être corps que j’interroge dans la durée et dans la conscience du rapport à chaque instant présent. Casser les codes habituels de la représentation et offrir au spectateur un espace et un temps qui lui permettent de modifier sa perception de la représentation.
L’espace de jeu est au centre de la salle au même niveau que le public qui se place tout autour et peut s’assoir sur des coussins disposés un peu partout. Chacun des spectateurs est informé avant son entrée en scène qu’il peut se déplacer librement autour de l’espace de jeu à tout moment de la représentation.
Les spect-acteurs entrent par petits groupes dans la salle plongée dans la pénombre. Seule tâche de lumière, un faisceau éclaire le ventre d’un corps de femme couchée sur de la sciure posée sur un tissu blanc.Ainsi dès leur entrée dans la salle, ils sont sollicités par l’image, la lumière, le silence et l’immobilité de l’être corps femme pour utiliser leurs perceptions.
Une installation à la fois visuelle, tactile, olfactive et une spatialisation sonore en multi-diffusion de 10 enceintes et des capteurs-son entourent l’ensemble de l’espace scénique. Ce dispositif permet de faire dialoguer la matière sonore et la matière visuelle, la voix parlée et la voix chantée.
Le public tient une place très importante dans mon esprit et donc dans l’écriture de la pièce. Il est rare que le public soit un simple public, je lui demande un engagement, une concentration, une attention totale à la lecture de l’œuvre proposée. La plupart du temps, il est un véritable interlocuteur. Je cherche donc à établir une perpétuelle intéraction entre les deux êtres corps et le corps public. D’où le choix de les mettre dans le même espace et sans frontière. En établissant ainsi une relation directe de l’un à l’autre : je cherche à obtenir un discours plus intelligible, sans doute parce que l’attention du public sans cesse contrariée dans son attente, reste en éveil. Une des spécificités de mon écriture est de relier le public aux acteurs. Certes pas dans l’impudeur, mais en montrant comment chacun, dans sa vie la plus personnelle, reste non seulement dépendant de la conjoncture politico-sociale, mais acteur de, dans la collectivité.
L’être corps essaie de prononcer un mot, bafouille, perd encore pied, jusqu’à une certaine profondeur. Il prend en partie le public dans ce dérapage. Une lente et évolutive dissection d'un langage tuméfié par une multitude de sons, de distorsions verbales et corporelles, manipulées à l'extrême, transmises en brutalité soudaine, une tranquillité jusqu'alors préservée. On expérimente un espace de survie, réduit dans l'étonnement d'une reconnaissance de soi dans l'exister. La carapace s'écroule, l'unité éclate, tout se confond entre réalité et incertitude.
Dès lors on touche à la fascination du fond, à la face perceptible, on décline vers un chaos organisé. Le corps faisant écho aux mots, aux sons du texte, se manifeste dans une musicalité, haletante, décalée, épileptique.
Karry Kamal Karry dissèque le langage jusqu’à cette ultime limite, où le texte se devine, mais ne se livre pas, où le corps affleure mais ne se reconnaît pas. Déconstruction du sens par les sons des mots. Dès lors la langue, l'écoulement chaotique des mots les uns derrière les autres, avec les autres dans les autres, se confond avec le corps : un corps chargé de sonorités entendues, lues, domestiquées, suspendues dans des circonvolutions du sens. Une relation physique entre une communication rendue impossible par le trop plein des images et un corps téléphérage devenu passeur des soubressauts du monde.
Une diffusion sonore du texte en direct, une délivrance de mouvements, de faits qui apparaissent et occupent le silence. Une diffusion sonore qui ciblerait une redéfinition de la perception du sujet et sa réflexion sur le texte. Une représentation qui apprivoiserait l'un, qui revisiterait l'autre, par cette succession de sons et de confrontations, une implosion, une explosion qui atteindraient par leurs outrances et susciteraient la réprobation, la concession, la rémission, l'approbation, l'identification, la transcendance.
Dans un va-et-vient instantané, l'imaginaire du corps se connecte, avec un naturel déconcertant, à celui du texte, épousant ses saccades, ses respirations, ses absences. Aux mots du texte, il préfère s'incarner dans un physicalisme du corps, capable de construire une dramaturgie décalée, puisée au cœur d'espaces multiples. Il préfère donner son à une perception de soi en constante évolution, et un regard sur le monde à la fois amplifié et concentré en d'infimes territoires.
A la présence de l’être incarné en une multitude d'identités, à ces mots que le corps semble vomir pour en avoir trop mangé, trop vu, trop entendu. S pour M… nous met au contraire face à une profusion de corps en état de mouvement permanent, devant l'écoute d'une parole presque inexistante.
Déconstruction du texte et du sens dans un état évolutif du corps, vagues esquisses de tentatives isolées échappant à la vision du spectateur, tâtonnements, interrogations, recherche du regard de l'autre jusqu'à ces instants où le corps s'enracine dans un moment d'éclatante lucidité, dans cette perfection d'un acte où toute la matière converge vers sa personnalité obscure, indéfinissable. Moments suspendus, manifestes d'éternité. Il s'agit de révéler une forme pure, naturelle liée à l'être et sa présence, celle qui naît du chaos, celle qui naît hors des convenus.
L’être corps évolue au rythme des mots, lettres jusqu’à l'état pulsionnel. Il est en tenue de soirée, avant cette mise à nu… Ici le corps est nu. Une nudité dérisoire, un geste à découvert, un corps qui n'a plus peur de la douleur. Ne reste alors dans cet espace debout que ce corps nu. Ne reste alors qu'une litanie de corps, d'où émerge une mémoire ancestrale : la chair se défait de sa quincaillerie publicitaire, de cette imagerie désincarnée, pour rappeler qu'avant d'être un produit esthétique, le corps et sa nudité sont avant tout affaire d'autonomie à soi et de mise en tension.
Manière pour l’être de prendre la responsabilité d'un corps non plus pensé comme système de représentation artistique, mais comme ensemble de parties dont le tout n'apparaît jamais comme finalité.
Karry Kamal Karry
La démarche de Karry Kamal Karry s’est développée en s’articulant à différents domaines artistiques (danse, musique, théâtre, improvisation, performance, installation…). Cette vivante exigence en acte montre bien que pour karry Kamal Karry, la vie s’est toujours faite de l’art : créer, c’est toujours se mouvoir, avancer, déplacer des idées, des lignes. C’est nécessairement, agir.
« Je suis de ceux qui croient dans le temps et dans la maturation du travail de création comme un laboratoire. »
Karry Kamal Karry questionne le corps dans sa réalité quotidienne. Une réflexion sur le corps et son rapport au monde… C'est par sa relation au temps, à la fois comme histoire et comme temps chorégraphique, qu'il faut d'abord saisir la danse de Karrry Kamal Karry, dont son parcours et le destin personnel sont pourtant marqués entre sud et nord. Par sa triple appartenance aux cultures occidentale, comorienne et arabe.
Le temps avant l'espace, le temps pour maîtriser, transcender et finalement renverser au bénéfice de la danse. Les innombrables contradictions nées du déracinement et du passage, entre trois civilisations, trois cultures, de penser la danse et la vie. Car pour voir toute la richesse, la profondeur et la délicatesse des mouvements, mais aussi l'inquiétude et la violence qui habitent la danse de Karry Kamal Karry, il faut comprendre la nature très particulière de son rapport à l'histoire et à la tradition. La danse de Karry est d'abord un mouvement, un cheminement au jour le jour, fondé sur un geste d'une radicalité absolue. Une recherche, au sens propre, de l'insensé : ce qui n'est pas préalablement habité par le sens. Il ne s'agit pas d'un paradoxe. Plutôt d'une nécessité première : chez ce jeune chorégraphe profondément habité par l'histoire et de sa propre responsabilité par rapport aux traditions dont il est le dépositaire, l'invention passe d'abord par la destruction de toute forme pré-établie. Cette démarche lui permet de créer dans l'instant quelque chose à l'infini, un moment de la vie partagée avec autrui, sa danse crée une sorte de poétique de métaphysique instantanée.
190, boulevard de Charonne 75020 Paris