Mère possessive et manipulatrice, Agrippine n’a reculé devant aucun forfait pour placer son fils Néron à la tête de l’empire romain, au détriment du prétendant légitime au trône, Britannicus. Le puissant ascendant qu’elle exerce sur l’empereur en herbe fait d’elle, en définitive, la secrète détentrice du pouvoir à Rome, qu’elle exerce avec un admirable sens politique.
Tout va pour le mieux entre la mère et le fils, jusqu’au jour où le jeune homme s’éprend de la belle Junie, l’amante de Britannicus. Il s’affranchit alors soudainement de la tutelle de sa mère pour laisser libre cours à ses passions et révèle ainsi son vrai visage, cruel et tyrannique. De l’aube à la tombée de la nuit – la tragédie n’attend pas – l’être pusillanime qui aura su faire preuve de « trois ans de vertu » va se métamorphoser sous nos yeux en un souverain brutal et sanguinaire, en un véritable monstre dont le destin sera désormais de « courir de crime en crime ».
C’est au plus près de l’épicentre de ce cataclysme dévastateur que se propose de nous mener la mise en scène de Tatiana Stépantchenko, là où s’opère la singulière transmutation des êtres sous l’effet de la passion (amoureuse et politique) et où se conçoivent les pires déraisons d’État.
En 1669, nous sommes à l’apogée de la monarchie absolue de Louis XIV. Son pouvoir, célébré par de nombreuses fêtes, est à son apogée et oriente dans le domaine théâtral le goût du public aristocratique vers l’expression et l’analyse des sentiments plutôt que vers l’exaltationdes rêves et des actions héroïques.
Corneille n’est plus à la mode. En racontant la violente prise de pouvoir de Néron, Racine prend soin de dépeindre surtout les aspects passionnels, les exigences intimes et contradictoires. Pour éviter tout rapprochement malencontreux avec son époque et le pouvoir de Louis XIV, il insiste dans sa première préfacequ’il ne s’agit pas de représenter « …les affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier».
Cette précaution prise, Racine met malgré tout en scène les jeux et les enjeux liés à laquête du pouvoir et montre que celle-ci anime l’action tragique surtout lorsque la nature du pouvoir est tyrannique. Ainsi, à travers Britannicus, Racine propose le spectacle, qu’il veut édifiant, d’une nature humaine plongée sans cesse au coeur d’une lutte entre le bien et le mal. Pour qui saura le lire, il parle bien de son époque. Anton Tchekhov, trois siècles plus tard,appellera cela, le « sous-texte »…
Elle est certes dans ses mots et ses vers qui s’imposent comme de véritables sculptures vocales. Il faut les servir et non point s'en gargariser pour la transformer en incantation etmélopée de fond, comme dans le mauvais « théâtre classique ». Le formalisme versificateur tue Racine au lieu de le servir et anesthésie et son sens et son énergie. Racine mérite mieux que les pédantes performances de diction française érigée en religion. Son secret est en effet dans cette énergie formidable que libère le vers racinien et auquel tous les acteurs depuis trois siècles se mesurent.
Cette énergie ardente, vibrante au détour dechaque syllabe, de chaque son, qui produit de véritables arcs électriques entre les personnages. Sa vraie musique se conjugue bien sûr à la fascinante sonorité de ses vers, mais plonge au delà,vers ces vibrations harmoniques inaudibles, ces silences, ces bruissements, puis ces hoquets telluriques des âmes en perdition. Malgré les apparences et ce que la « tradition » colporte, nous sommes sur le pan inverse de l’harmonie pure.
C’est aussi cela, le génie de Racine – le vrai… Le travail vocal sur Britannicus consistera à débusquer les rémanences harmoniques audelàdes mots. Le phrasé et la diction ne sont plus alors qu’un simple exercice de style, mais aussijustes et nécessaires qu’elle ne le sont dans une partition musicale - qu’elle soit baroque ou contemporaine. Un tissu sonore réunira comme une toile d’araignée les personnages saisispar la béance du mal.
10, place Charles Dullin 75018 Paris