À partir de 12 ans.
Paresse, orgueil, gourmandise, luxure, avarice, colère, envie… autant de tentations qui guettent chacun en son for intérieur, au plus secret de ses ardeurs. Crucifiés par la morale, ces vices font pourtant les délices de la société marchande qui sans cesse les excitent en douce pour développer son commerce des désirs et réjouir les âmes en peine.
Guidés par le metteur en scène Laurent Laffargue, les dix-sept étudiants de la 24e promotion du Centre national des arts du cirque explorent les sept péchés capitaux, dont l’imaginaire traverse les arts et résonne puissamment avec les turbulences de notre époque. Jouant avec le flux des images qui bombardent au quotidien l’inconscience collective, les acrobates mettent la normalité sens dessus dessous et donnent corps à l’usage ambigu des valeurs. Par la grâce du cirque, qui se décline ici en dix spécialités différentes, ils révèlent nos paradoxes et sèment le trouble… jusqu’au frisson.
Metteur en scène de théâtre et d’opéra, réalisateur également, tu interviens depuis trois ans au Cnac. Comment appréhendes-tu le vocabulaire du cirque ?
Le cirque « parle » par le geste. Comment raconter une histoire, transmettre du sens, avec ce langage, qui fonctionne selon des contraintes extrêmement fortes ? Car d’une part, le montage et le démontage des agrès tendent à casser la fluidité du rythme, à briser l’univers fictionnel en ce qu’ils montrent l’envers du décor ; d’autre part, certaines figures ne peuvent s’effectuer que selon un enchaînement précis de gestes. C’est d’ailleurs ce qui rend la gageure passionnante. Une figure de cirque induit du sens en elle-même, de même que les disciplines amènent des récits différents. Comme à l'opéra : la mise en scène s’écrit certes avec la situation, les personnages, les paroles ou l’action mais d’abord avec la musique. La technique amène une mécanique, qui doit être le vecteur du sens, de la narration, de l’émotion. Et ici je travaille avec dix spécialités de cirque, ce qui rend d’autant plus complexe la choralité de l’écriture.
L’écriture part donc de ce qu’évoque la figure de cirque ?
Le cirque traditionnel ne cherche pas à dire autre chose que l’exploit, le dépassement des limites ordinaires de la condition humaine. Ce spectaculaire reste constitutif du cirque. Le public vient aussi pour ça. Quand deux acrobates enchaînent des sauts périlleux sur une bascule, l’effet sera toujours plus puissant que toute narration. La peur du danger suscite l’effroi et le ravissement. Moi aussi je suis ébahi par cet extraordinaire, par cette exposition au risque qui dépasse l'entendement. Pourtant je ne dois pas me laisser piéger par cette fascination, je dois même résister pour pouvoir créer un espace qui fasse résonner l’image et l’émotion produite. Le spectaculaire ne coïncide d’ailleurs pas toujours avec la difficulté réelle d’une figure. Les plus complexes à réaliser ne sont pas forcément les plus impressionnantes. Seuls quelques initiés peuvent en apprécier la finesse et le péril. C’est le plaisir pur de l’artiste que de la faire quand même.
Le cirque fonctionne sur la métaphore et non sur la mimesis du théâtre… D’une certaine façon, il va au-delà la représentation, dans une collusion entre sensation et émotion qui provoque un saisissement et une réflexion en écho.
C’est là en effet toute sa force, là aussi que réside la liberté créative du spectateur. L’exposition au danger, inhérente au cirque, et la quête de l’extrême reflètent par exemple un état très actuel de la société où les gens cherchent des sensations fortes, comme si éprouver le simple réel quotidien ne suffisait plus. On cherche à s’oublier dans une débauche de sensations. Le cirque peut symboliser, à travers des états de corps et des énergies, les relations et les attitudes humaines. Pour moi, le cirque est une grande scène de théâtre. Il y a bien longtemps que le théâtre aborde l’espace circulaire, bifrontal, etc. Le premier théâtre grec est un hémicycle ! Dès son origine, le cirque moderne s’est développé, en France comme en Angleterre, en étroite relation avec le théâtre. Le cirque contemporain pourrait se nommer cirque-théâtre, à l’instar de la danse-théâtre de Pina Bausch.
Tu as d’abord rencontré la 24e promotion durant le cursus au Cnac, lors d’un stage de théâtre. Comment perçois-tu la personnalité du groupe ?
Ils sont très rock'n'roll, avec une capacité d’engagement artistique et une liberté incroyable, notamment dans leur rapport au corps et à la nudité. Leurs pudeurs et leurs impudeurs me touchent. Ils sont aussi très courageux et d’une grande disponibilité aux propositions. Ils vont jusqu’au bout de leur geste. Ils ont aussi leurs failles, leur choix du cirque souvent vient panser des blessures. Ils flirtent avec le danger, ils ont appris à l’apprivoiser, à le maîtriser, et ont le goût du défi et de la performance. Ils font ce que les autres ne peuvent pas faire. L'exemplarité de l'exceptionnel est là. Pulsions est né de la rencontre avec ces personnes. Et puis leur confiance mutuelle, leur esprit d’équipe, leur solidarité…. C’est une vraie leçon d'humanité, de collectif. C'est beau.
Comment as-tu travaillé avec eux ?
Mon intuition initiale s’est dirigée vers les sept péchés capitaux. Sans doute parce que le cirque porte en lui une force transgressive, qu’il exprime quelque chose de très archaïque de la condition humaine, en ce qu’il se mesure à la pesanteur, à la mort, à la peur, à la quête de dépassement, aux limites... qu’éprouve universellement l’humain. Les sept pulsions capitales renvoient aux sentiments primaires de l'homme. Nous avons travaillé sur ces thèmes en improvisations. Très vite, de par la composition de cette promotion, se sont imposés les rapports féminins/ masculins, qui sont traversés, souvent déterminés même, par ces pulsions.
Le spectacle ouvre d’ailleurs sur une genèse où les genres vont peu à peu se distinguer…
Au commencement, les acrobates forment un magma où les corps et les identités sexuées se fondent et composent la matrice originelle qui va ensuite se morceler, se séparer en féminin et masculin. Chacun est divisé en son intime et habité par des pulsions primaires.
Ces « péchés » sont épinglés par la morale mais font pourtant les délices de la société marchande qui sans cesse les excitent en douce pour développer son commerce des désirs. Edward Bernays, considéré comme le père de la propagande et de la manipulation de l’opinion publique, a d’ailleurs montré comment utiliser ces pulsions inconscientes pour vendre des produits de consommation.
C’est en effet l’un des mécanismes de la publicité et du marketing moderne. Brecht, dans le livret des Sept Péchés capitaux qu’il écrit sur la musique de Kurt Weil, dénonce la récupération par la société capitaliste de ces passions et leur usage comme l’une des armes de l’exploitation de l’homme par l’homme et donc l’une des sources du profit. Le féminin et le masculin, genres socialement et culturellement construits, en offrent de parfaits exemples. Ils sont manipulés comme outils qui formatent les aspirations les plus intimes, les désirs plus « personnels », tout comme les conceptions des rôles sociaux, des rapports entre les femmes et les hommes. Les unes et les autres continuent de se comporter conformément au modèle de la domination masculine, tellement ancré dans nos inconscients qu’elle est considérée comme « normale »… ou carrément invisible. La violence domestique, forme extrême de cette domination, est par exemple une réalité qu’on tait encore aujourd’hui. Or tous les deux jours et demi, une femme meurt sous les coups de son compagnon. La violence du monde déteint sur les rapports intimes et inversement…
Les projections vidéo font justement écho à toutes ces images qui déferlent au quotidien.
Les vidéos renvoient aux images du monde qui façonnent nos repères et nos normalités. La scénographie, composée de trois anneaux qui s’emboîtent ou se déploient, forme une membrane et sert d’écran où sont projetées ces images, tantôt prélevées dans le réel, tantôt oniriques.
En quoi cet exercice de création du spectacle de fin d’études participe-t-il de la transmission ?
Je parle aux étudiants autant de la mise en scène que de l'interprétation. Je fais beaucoup appel à leur imaginaire sur les thématiques d’improvisation. Nous cherchons comment construire une histoire, traduire en images une pensée, un sentiment… La transmission, c’est un échange. Leurs questionnements sont aussi importants que les miens.
Entretien réalisée par Gwénola David, directrice adjointe en charge de la pédagogie et du développement artistique du Cnac.
211, avenue Jean Jaurès 75019 Paris