Avant-propos
Note de mise en scène
Extrait
Angers - Bamako - Un jumelage exemplaire
Le Nouveau Théâtre d'Angers au Mali
- Répétitions d'Electre / Oreste
La Ruche Sony Labou Tansi
Nous travaillons Yves Prunier et moi, à fabriquer un "monstre" composé de l'Electre de Sophocle et des Euménides d'Eschyle : nous ne sacralisons pas
le texte, pas plus que ne le faisaient les anciens ; pour eux, c'était un simple "mémo" pour les acteurs. Mais passer par cette histoire, de la loi du
talion à l'instauration d'une justice si fragile, si perverse fut-elle, c'est cela qui est plus que jamais important.
Je préfère, à celle d'Eschyle, la façon dont Sophocle raconte l'histoire d'Electre, avec une sécheresse, une concision qui me plaît mais la fin de la
pièce de Sophocle me plonge dans le doute. Nous avons une théorie intéressante là-dessus grâce à Florence Dupont (auteur de L'insignifiance
tragique) mais ça ne me satisfait pas pleinement que la pièce se termine ainsi. On ne sait absolument pas ce qu'Oreste vit. A ce moment
Electre qui était là pour lutter contre l'oubli a accompli sa fonction, son rôle. En
suivant le fil d'Oreste, on trouve deux auteurs qui racontent son devenir, Eschyle et Euripide, chacun avec des réponses très différentes.
J'ai été très frappé par la façon dont Eschyle raconte la trilogie, le meurtre d'Agamemnon, la vengeance puis dans les Euménides la poursuite par
les terribles Erinyes. Il y décrit quelque chose d'extraordinaire, l'invention du tribunal, c'est la première fois qu'on entend ça dans la
littérature. Ce qui nous ramène à une actualité brûlante. La fabrication d'un tribunal, la constitution d'un état de droit.
Dans mes discussions avec des amis maliens, à l'occasion de notre voyage à Bamako pour y jouer La Cocadrille de John Berger, ils se plaignaient du fait
que l'Etat de droit avait de la peine à s'imposer dans leur pays : il existe une constitution, mais elle n'est pas entrée véritablement dans les faits.
Il fallait faire entendre cette histoire de façon décapée, pas comme un classique intimidant, et c'est pourquoi j'ai choisi de faire appel à des
acteurs africains. J'avais l'intuition que ces thèmes de la mythologie grecque devaient nécessairement se trouver dans d'autres mythologies.
Pour comprendre le mythe d'Electre, il faut remonter à Gaïa, (la terre) et Ouranos (le ciel), aux féroces histoires des commencements du monde, avec
les meurtres des pères, des frères, et le temps qui dévore ses enfants Tout cela se trouve nécessairement dans d'autres mythologies. J'ai l'intuition
non vérifiée que dans les mythologies, les contes africains on pouvait rencontrer des histoires de ce genre-là. L'histoire du créateur du Mali, par
exemple : on raconte qu'il est resté 17 ans dans le ventre de sa mère. Il sortait quand elle dormait, il allait ramasser des margouillats (lézards)
pour les faire griller, puis au matin après avoir bien mangé, il rentrait. Il y a aussi plein d'histoires de meurtres en famille
Nous avons eu aussi connaissance des recherches d'un universitaire anglo-américain qui prétend que les mythes grecs, à travers l'Egypte,
proviennent de Nubie et d'Afrique noire. C'est un thème dont se sont emparés les radicaux de la "black
pride", et qui contredit la Grèce "européo-centrée" fabriquée par les Allemands du XIXe siècle, comme si le
"miracle grec" avait éclos spontanément, tout armé, au cinquième siècle avant l'ère chrétienne
Que ces débats coïncident avec mon travail m'intéresse particulièrement aujourd'hui
On peut penser que le polythéïsme grec, la composante magique de l'univers mental des Grecs, est plus proche d'une Afrique imprégnée d'animisme que de
notre façon de penser, scientifique, imprégnée des "lumières" de la raison.
La distribution est composée de comédiens vivant à Bamako, à l'exception de deux comédiens sénégalais vivant à Paris. Le Mali est un pays très pauvre où
il y a encore peu d'activités théâtrales au sens où nous l'entendons en France, mais où a subsisté une riche tradition de
Koteba, commune aux pays d'Afrique de l'Ouest. Cette forme que nous qualifierions de carnavalesque
s'appuie sur le comique et la satire sociale. Jouée en général une fois par an, en plein air, dans le village, elle fustigeait par le rire les abus et
les ridicules des habitants, et surtout des puissants. Il y a une vingtaine d'années, une nouvelle génération de comédiens et d'auteurs s'emparent du
Koteba et l'adaptent "en salle" pour un public de plus en plus urbanisé, ou en font un théâtre d'intervention chanté et dansé, soutenu par de nombreuses
ONG pour des campagnes sur la déforestation, l'excision, la nutrition, le sida
La plupart des comédiens maliens sont issus de l'Institut National des Arts (INA), mais leur existence est précaire. Actuellement, la culture, les arts,
ne sont pas forcément une priorité. Le travail de l'écrivain, de l'artiste (les musiciens mis à part) se heurte à l'incompréhension : ce n'est pas un
"vrai travail", le pays est trop pauvre. J'ai eu envie de tenter cette expérience nouvelle pour moi, et d'offrir la
possibilité à des comédiens africains de travailler dans des conditions professionnelles "normales", car ces occasions sont encore rares pour eux.
Pour notre travail, nous n'en sommes qu'au début. Nous nous posons la question des moyens esthétiques pour jouer ce texte, même légèrement expurgé
de certaines références dramaturgiques. Bien sûr, Silvio Crescoli regarde du côté de l'Afrique, il y aura l'indispensable porte du palais, des
circulations simples. Yves Prunier, mon assistant, s'attachera, au moyen d'ateliers de lecture, à conduire un entraînement de diction et
d'articulation.
Deux musiciens africains seront en scène. J'ai demandé à Michel Laubu de créer des formes animées, des figures de dieux. Nous jouerons dans les ors
et les velours du Grand Théâtre d'Angers : je crois que le choc pourrait être assez beau.
Ce que nous savons déjà, c'est que la présence d'une troupe aux habitudes, au mode de vie si différents des nôtres, va faire bouger pas mal de choses
dans notre institution, sans parler des "coups de billard" imprévisibles et très stimulants de l'acte théâtral lui-même.
Claude Yersin - Bamako. 4 octobre 2001
La légende des Atrides fait partie du patrimoine sensible de l'humanité. L'histoire du couple formé par
Electre, la jeune femme sans lit, et son frère Oreste, le vengeur matricide, est racontée ici à partir de l'Electre
de Sophocle, d'extraits des Euménides d'Eschyle et d'une parole de griot. Pour ce spectacle, Claude Yersin fait un détour par le Mali. Les comédiens
sont africains, les mots des tragiques grecs se confrontent aux sons et couleurs du continent noir ; les répétitions se déroulent entre Bamako et
Angers, deux villes jumelées de longue date.
Une justice humaine peut-elle enrayer la fatalité des malédictions et des oracles et délivrer l'homme du cycle funeste où la vengeance obstinément se
ressème pour de nouvelles moissons sanglantes ? Car les dieux sont tout-puissants, ils autorisent ou interdisent, mais ils
sont égoïstes, capricieux, jouisseurs et cruels et finalement imprévisibles.
Comment ne pas perdre la mémoire et gagner l'apaisement, comment sanctionner le crime sans rallumer la vendetta ?
Ma mère a tué mon père qui avait tué ma soeur : une voix gronde en moi et dresse mon bras armé, est-ce la voix d'un dieu qui me légitime ?
Dernière étape de la terrible aventure des Atrides, le face à face des enfants
(Electre et son frère Oreste) et de leur mère (Clytemnestre) se résoud, une fois encore, par le meurtre. Pour Sophocle, le récit s'arrête
là, abruptement, abandonnant les jeunes assassins au silence définitif de leur acte. Eschyle, lui, propose un tribunal, institue une justice
contradictoire où la parole vient briser le cercle vicieux du crime. Nous essaierons de joindre au récit aigu et dense de l'Electre de Sophocle,
les réponses avancées par Eschyle dans Les Euménides.
Nous travaillerons pour cela avec des comédiens africains, dans une manière de prolongement des échanges que nous avons eus au Mali début 2001.
Peut-être la tragédie grecque est-elle l'espace d'un frottement fructueux entre la tradition orale africaine (griots, récits d'origine) et ce théâtre
où choeurs chantés, récits et scènes dialoguées se répondent dans une musicalité concrète ? Peut-être l'univers polythéique grec trouvera-t-il
d'insoupçonnées correspondances avec une tradition animiste et magique ? Peut-être la voix de nos ancêtres grecs nous parviendra-t-elle avec une
fraîcheur inattendue après ce détour par le berceau de l'humanité ?
C'est le pari fait sur cette Electre/Oreste répétée entre Bamako et Angers, deux villes jumelées de longue date. Un voyage théâtral et humain où des
artistes venus d'horizons et de cultures différents vont confronter leur imaginaire pour un mutuel enrichissement.
Claude Yersin.
Oreste : Quelle vie que la tienne, misérable et privée de mari !
Electre : Pourquoi t'apitoyer, étranger, en me fixant ainsi ?
Oreste : Tant de malheurs que j'ignorais et qui sont les miens.
Electre : Qu'ai-je dit qui te l'a fait comprendre ?
Oreste : C'est de te voir marquée de tant de souffrances.
Electre : Et tu vois pourtant si peu de mes maux.
Oreste : Comment en voir de pires ?
Electre : Parce que je vis avec des assassins
Oreste : Les assassins de qui ? Quel est ce crime que tu dis ?
Electre : Les assassins de mon père, et je leur sers d'esclave.
Oreste : Qui t'y force ?
Electre : Celle qu'on appelle ma mère et qui n'a rien d'une mère.
Oreste : Que te fait-elle ? Elle te brutalise, elle te prive de manger ?
Electre : Brutalités, privations et tous les mauvais traitements.
Oreste : Tu n'as personne ici pour te protéger, pour la retenir ?
Electre : Non ; celui qui pouvait, tu m'apportes ses cendres.
Oreste : Malheureuse, depuis que je te vois, j'ai pitié de toi.
Electre : Tu es le seul qui ait jamais eu pitié de moi, sache-le.
Electre de Sophocle - traduction Claude Yersin
Depuis 1974, des relations étroites se sont instaurées entre la ville d'Angers et la ville de Bamako, la capitale du Mali en bordure du fleuve Niger qui compte plus de 1.200.000 habitants. Assainissement, santé et éducation sont les actions de coopération prioritaires, mais la dimension culturelle est aussi prise en compte dans le cadre de ce jumelage afin de favoriser le développement des échanges artistiques : expositions, semaines d'animation, festival de cinéma, centres de lecture et d'animation.
En février 2001, à l'occasion d'un voyage effectué avec le lycée Chevrollier, le Nouveau Théâtre d'Angers a présenté au Centre Culturel Français de Bamako dirigé par Yves De La Croix La Cocadrille, un spectacle de Claude Yersin et Yves Prunier sur un texte de John Berger. A cette occasion, se sont nouées des relations avec des artistes du Mali ; le désir de travailler avec eux se concrétise aujourd'hui sur ce projet grec. Le premier mois de répétition de Electre / Oreste a eu lieu du 30 septembre au 2 novembre 2001 à Bamako à la Maison du partenariat d'Angers-Bamako.
Le Nouveau Théâtre d'Angers, en collaboration avec Monique Blin, présidente de l'association Ecritures vagabondes, et BlonBa, la compagnie malienne, est partenaire de "La Ruche Sony Labou Tansi", qui se déroulera du 19 novembre au 14 décembre 2001 à Bamako, à la maison du partenariat Angers-Bamako. Ce projet d'échanges culturels associera des écrivains du continent africain (Hermas Gbaguiba, Ahmed Ghazali, Mohamed Kacimi, Boubacar Belco Diallo, Idi Nouhou, Tiecoro Sangaré, Léonard Yakanoli) et des auteurs ou metteurs en scène européens (Eric Durnez, Monique Hervouët, Daniel Besnehard).
Grand Théâtre - place du Ralliement 49000 Angers