Frédérick Gravel / Etienne Lepage - Ainsi parlait...

du 13 au 18 octobre 2014

Frédérick Gravel / Etienne Lepage - Ainsi parlait...

Le chorégraphe Frédérick Gravel et l'auteur Étienne Lepage provoquent nombre d'interrogations dont les interprétations semblent aussi multiples que nos subjectivités. Toujours est-il que le sens intime et politique crève peu à peu, pas à pas, l'apparence dérisoire des monologues et se régénère dans le mouvement.
  • Ainsi parlait...

« Jeter l'argent par les fenêtres de la beauté », la sentence est lancée dès le début et condense tout ce qui va suivre. Faut-il prendre ce risque ? Sur scène, d'étranges personnages le prennent assurément. Avec ironie, ils discourent à tour de rôle sur eux, la société, le théâtre, la justice, le monde. Du témoignage aux réflexions métaphysiques, du verbiage aux diatribes politiques, il n'y a qu'un pas, de danse... La parole fait naître un geste, souvent en contrepoint, et l'expression corporelle prolonge le discours. Ainsi s'entremêlent et s'hybrident les langages. Le chorégraphe Frédérick Gravel et l'auteur Étienne Lepage provoquent nombre d'interrogations dont les interprétations semblent aussi multiples que nos subjectivités. Toujours est-il que le sens intime et politique crève peu à peu, pas à pas, l'apparence dérisoire des monologues et se régénère dans le mouvement. Ainsi parlait...

Nicolas Transy

  • Entretien avec Frédérick Gravel et Étienne Lepage

Propos recueillis par Nicolas Transy

-Après un concert chorégraphique, place au texte dans cette nouvelle création ! Est-ce qu'on pourrait l'appeler cette fois « théâtre chorégraphique » ?

Frédérick Gravel : Je ne sais pas vraiment comment on devrait l’appeler. Par contre, c’est certain que c’est un dialogue particulier et nouveau pour moi comme pour Étienne. Il a fallu apprendre à se laisser de la place, tout comme j’ai dû apprendre à laisser de la place à la musique avant ça, dans mes projets précédents.

Étienne Lepage : L'idée, c'est aussi de prendre la question à l'envers. Quand on a l'habitude des « disciplines » artistiques (théâtre, danse, performance, etc.), avec leurs paramètres, leurs façons de faire, on se demande toujours ce qui arrive si on en mélange deux. Mais si on se dit que c'est un spectacle d'arts scéniques, soudainement le travail est abordé différemment. On n'a pas tellement cherché à répondre à des problèmes de mélange de disciplines, autant qu'à créer un objet en soi. Ce qui évacue un peu le problème des disciplines, et c'est déjà ça de gagné...

-Comment est venue l'idée d'une collaboration entre vous ?

F. G. : On connaissait déjà bien nos créations respectives. Étienne m’a proposé de faire un projet de recherche sans trop avoir d’attentes sur le résultat. Mais dès les premières répétitions, ce fut riche et prometteur. On a dû inventer notre langage commun, parce qu’on ne voulait pas seulement coller nos matériaux respectifs, on a voulu laisser le temps, faire émerger autre chose, un objet vraiment hybride.

É. L. : De mon côté, j'étais très attiré par le travail de Frédérick parce qu'il comportait un niveau de parole intéressant pour ma discipline. En tant qu'auteur dramatique, on imagine mal cette façon de s'adresser au public à partir de la scène, en tant que personnage sur une scène.
La scène comme lieu, l'interprète comme personnage et le spectacle comme situation me sont apparus comme un nouveau terrain de jeu hyper stimulant. C'est ce que j'appelle " la fiction de la scène " (par opposition à une « fiction sur la scène »).

-Peut-on dire que c'est une véritable cocréation ? Si oui, est-ce que vous avez pris part, Étienne Lepage, à la mise en scène ?

F. G. : Oui c’est une vraie cocréation même si j’ai pris plus de responsabilités quant au résultat final. On a aussi fait appel à Stéphan Boucher (avec lequel je collabore depuis longtemps) pour certains segments musicaux. Disons qu’on a utilisé nos atouts et nos acquis respectifs. Le texte est l'œuvre d’Étienne. Mais on a pris toutes les décisions en consensus, et on a laissé l’autre modifier ce qu’on apportait à l’édifice. La mise en scène s’est vraiment faite à deux.

É. L. : Tout le travail, à part l'écriture, s'est passé en salle de répétition, tous les deux avec les interprètes. L'astuce - si je peux appeler ça comme ça - a été surtout de travailler par impressions partagées. On essayait tout ce qui nous passait par la tête (mouvements, chorégraphies, chœurs, niveaux de jeu, musique, etc.), sans se juger et sans juger les propositions de l'autre, et quand quelque chose nous parlait à tous les deux, naturellement on y revenait, tandis que le reste sombrait dans l'oubli. Nul besoin de défendre un concept. Il nous fallait laisser tranquillement le spectacle se construire en faisant confiance à nos intuitions mutuelles dont les croisements donneraient un esprit cohérent à l'ensemble.

-Dans quelle mesure la référence à l’œuvre de Nietzsche a-t-elle contribué aux sens et à l'écriture de ce texte ? Sur le plan de la forme il y a des rapprochements. Et sur le fond ?

F. G. : De mon côté, je dirais que Nietzsche apporte ce mélange de légèreté de ton et la manière avec le poids de ce qui est dit. Nietzsche a fait de Zarathoustra un être qui vogue au-dessus de certaines considérations. Zarathoustra est un danseur. Il s’est libéré des contraintes sociales. Nietzsche ne fait pas trop dans le compromis, nous non plus.

É. L. : Le projet s'appelait Ainsi parlait bien avant que nous constations à quel point l’œuvre de Nietzsche pouvait être pertinente par rapport au spectacle. C'était intuitif.
Du point de vue de l'écriture : j'écrivais toutes sortes de prises de paroles plus ou moins pertinentes, plus ou moins comiques, mais toujours avec cette idée de jongler avec l'enjeu « art et société ». C'est en pensant à Nietzsche que j'ai senti le lien entre elles. Nietzsche le critique de la société, le manieur de marteau, qui ausculte les formes sociales pour en faire résonner les cavités. Et puis, quand tout le monde est aux prises avec cette cacophonie, Nietzsche devient un danseur léger, comme l'a dit Frédérick.

-Quel est le rôle de la danse qui émerge des différents monologues qui se succèdent ? Et comment avez-vous travaillé le dialogue entre le texte et le geste ?

F. G. : Nous avons essayé de ne pas faire de moments uniquement dansés ou parlés. Le mouvement, ou du moins le travail sur la posture et la tension physique est toujours présent. Il y a assez peu de moments chorégraphiques sans texte. L’idée était vraiment de faire un tout et de ne pas laisser une écriture gagner sur l’autre. C’est pourquoi on laissait libre cours à chacun d'influencer les écritures. J’avais le droit de modifier le texte, et Étienne a proposé plus de mouvement dans de nombreux passages. Chaque « spécialiste » était là pour guider l'autre. On a alors pu profiter de l’énergie et de la naïveté de chacun mais avec un garde fou.

É. L. : Le danger, c'était qu'un langage devienne la métaphore de l'autre. Ce n'était pas ce que nous voulions faire. Alors, il a fallu travailler pour que les deux langages se confondent dans un même lieu. Si notre proposition réussit son effet, c'est que la parole devient distanciée. Le discours n'est jamais à prendre au premier degré et le mouvement parle en même temps. Inversement, le mouvement ne peut jamais devenir matière abstraite. Il est constamment incarné et " socialisé " par la parole.

-Le sens de chaque monologue n'est pas simple à saisir et les sujets sont très disparates : y a-t-il une trame en filigrane ou sont-ils comme des moments de réflexions et de partages individuels ?

F. G. : Il n’y a pas de ligne narrative dans ce spectacle, c’est clair. Je dirais même qu’il n’y a pas de personnage à proprement parler. Il y a des gens qui « performent » des textes. Mais ça crée un climat particulier fait de partage sans honte, de réflexions pas nécessairement transcendantes. Il y a des idées, plusieurs idées, mais pas de grande idée autre que l’édifice global et disparate de ces pensées qui sont livrées dans le même espace. La gestuelle rassemble davantage que les mots je dirais.

-Il y a un monologue intitulé Critique de show qui s'achève ainsi : « Mais des fois des fois tabarnak que c'est de la marde ». Un peu avant, il est rappelé que tous les artistes font leur possible dans des conditions difficiles. Pourriez-vous expliciter la critique du Théâtre énoncée ici ?

F. G. : Pour moi, ce n’est pas une critique du théâtre, de tout le théâtre, c’est plutôt un point de vue inventé par Étienne pour que la personne qui parle s’essaie à critiquer, tout en se sentant mal, et en même temps voulant affirmer qu’il y a des choses insignifiantes qui se passent sur scène. C’est surtout très comique parce qu’on s’y reconnaît un peu en tant que public, dans cette lâcheté et à la fois cette jouissance à dire que c’est de la « marde » !

É. L. : Je suis d'accord avec Frédérick. Ce n'est pas un éditorial. Un peu comme Nietzsche se plaît à le faire, la mise en présence de contradictions provoque l'intelligence et force la réflexion. Ce personnage est clairement en train d'expérimenter, de façon comique, ce moment de réflexion.

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Spectacle terminé depuis le samedi 18 octobre 2014

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