Après Usually Beauty Fails et Ainsi parlait... présentés en 2014, Frédérick Gravel revient au Théâtre de la Bastille. Proche d'artistes comme Daniel Léveillé ou Étienne Lepage, le chorégraphe, danseur et musicien fait partie des chercheurs actifs de la danse contemporaine sur la scène montréalaise.
Dans ce nouveau spectacle, plus intimiste mais toujours électrique, il invente un pas de deux tout en crescendo. Un iPad laisse défiler du Joy Division, du Timber Timbre ou du Last Ex, un peu de whisky appelle à la détente...
Sans artifice et tout en nonchalance, nous entrons dans la danse d'un couple amoureux, un peu mais pas si rock, fragile. Lui assume sa maladresse. Elle répond par une précision tranchante. Ils se regardent, jouent, dansent l'un pour l'autre. Puis, comme par accident, la complémentarité les gagne, romantique et jouissive.
E.K.
Chorégraphe, musicien, danseur et touche-à-tout aussi inspirant qu’inclassable, Frédérick Gravel nous livre un duo à l’allure de tableau réaliste. Avec la vivifiante Brianna Lombardo, il partage la scène et une complicité qui permet toutes les inventions. Elle est le contrepoint à sa maladresse assumée.
Émancipés des codes traditionnels d’un spectacle de danse, ils construisent un langage dramatique original où de légers accidents se transforment en autant d’arguments de mouvement. Sous son allure simple et décontractée, le duo évolue doucement entre ces états, et à travers un jeu de présence d’un naturel troublant, il poétise le banal. Moment rare et précieux qui ne cesse de surprendre et de déstabiliser par son apparente désinvolture, cette nouvelle création se révèle pétrie d’humanité et de vulnérabilité.
Environnement sonore : Stéphane Boucher.
Une impression de déjà vu
Pendant plus d’une heure, ces deux danseurs réinventent le duo : une forme pourtant bien rodée et usée par la danse contemporaine.
Mais les interprètes jouent habilement avec les impressions de déjà vu pour créer une danse émancipée du « pas de deux » conventionnel. Frédérick Gravel se définit avant tout comme
un chercheur. Son travail est une continuité d’explorations qui se cristallisent à un moment donné par une représentation. Mais « le spectacle n’est pas le but », explique Frédérick Gravel.
« Le but c’est le prochain spectacle. Chaque spectacle me fait faire mon prochain, me fait rebondir sur une autre idée. La représentation est une étape, une occasion de montrer ce qui a été fait et ce qui est en cours de recherche. »
Les désirs, les frustrations, les potentiels inexploités qui naissent d’une œuvre sont les prémices des projets à venir de Frédérick Gravel. L’idée de ce duo lui vient donc d’une de ses anciennes pièces, Usually Beauty Fails, créée en 2012 (Théâtre de la Bastille, 2014). Il y avait chorégraphié plusieurs duos, dont un où il dansait déjà avec Brianna Lombardo. Mais la structure et la durée de la pièce lui ont imposé des duos qui n’étaient finalement que des aperçus. « Avec ces formes courtes de duos, c’est comme si je n’allais pas au bout. Je me rendais compte de tout ce que j’aurais pu faire simplement en laissant ces relations évoluer. » Il reprend alors son duo avec Brianna Lombardo pour en faire une pièce à part entière : This Duet That We’ve Already Done (so many times). Le titre de la pièce fait référence aux nombreux duos déjà vus, déjà créés, déjà interprétés « many times », que ce soit dans Usually Beauty Fails ou dans d’autres spectacles. En revisitant le « pas de deux », « on va forcément repasser à travers ce qu’on a déjà fait, à travers des images qui reviennent », souligne le chorégraphe. Plus généralement, les impressions de déjà vu s’expriment aussi dans les relations humaines et surtout dans les relations amoureuses. Lorsqu’on s’engage avec une nouvelle personne, « c’est comme si on avait déjà vécu des moments, comme si la même chose se reproduisait avec quelqu’un d’autre. »
Un duo qui ne rime pas avec duel
Pour Frédérick Gravel, du déjà vu serait un duo qui rime avec duel. Il veut s’éloigner de ces relations à deux qui ne s’expriment que dans la dualité ; des relations évoluant entre l’amour et la haine, l’attraction et la répulsion. Le fait de travailler dans « l’après Usually Beauty Fails » sert son intention de montrer le moment de l’amour « post-dualité ». « Ce duo ne se joue pas dans le début de l’amour ou la fin
de l’amour. Il se joue dans un moment où
les choses sont acceptées chez l’autre, où les tensions sont parties. Ce temps de la relation permet de travailler sur le duo sans être dans
le besoin ou dans la peur de l’autre, mais dans l’acceptation de l’autre. » En portant une attention non conflictuelle à leur partenaire, les interprètes mènent la relation vers des situations inhabituelles et jouent à déjouer le déjà vu. Ils parcourent des espaces de jeu dans lesquels ils apprennent à se lire, à s’écouter avec retenue.
À travers une succession de tableaux, ils nous dévoilent petit à petit une intimité sincère qui sort des sentiers battus.
Un spectacle vivant
Dans cette pièce, Frédérick Gravel se détache de l’écriture chorégraphique figée. Il met en place une structure temporelle malléable dans laquelle s’installe une succession d’improvisations. Les interprètes créent une trame narrative à leur insu, en passant d’une situation à une autre. « Mais le chemin entre et à travers ces situations n’est jamais exactement le même. »
En évoluant dans cette structure chorégraphique modulable, les interprètes composent sur scène avec une part d’inconnu. Leurs réactions spontanées rendent le spectacle ouvert et la relation devient plus vivante. Les danseurs s’expriment moins dans des schémas gestuels pré-appris que dans une attention soutenue à leur partenaire.
« Voir un danseur à l’aise ce n’est pas intéressant. Je veux le voir travailler, chercher, s’interrompre, faire un choix. Je veux le voir se demander quelles sont ses possibilités. » Une façon de travailler qui permet de révéler l’investissement émotionnel de l’interprète au-delà de sa gestuelle. Une façon de créer un spectacle vivant dans lequel le spectateur se laisse surprendre tout autant que l’interprète.
Mélanie Boisliveau, Magazine Df Danse, Montréal 10 novembre 2015
76, rue de la Roquette 75011 Paris