I Apologize part de la reconstitution d’un accident. Cette reconstitution engendre plusieurs versions d’un événement afin d’en cerner la réalité. Diverses, elles ont un statut trouble entre mises en scène d’un événement réel et mises en scène d’un fantasme ; elles génèrent la structure de la pièce, une réflexion sur la réalité et ses représentations hypothétiques.
Ces différentes versions, dirigées par un jeune homme qui met en scène un homme, une femme, icônes à la fois rock et baroques et une vingtaine d’adolescentes d’une douzaine d’années sous la forme de poupées articulées, installent progressivement la confusion dans la perception du réel, domaine de l’inexactitude, de la subjectivité dont les lacunes seront comblées par nos fantasmes.
L’écrivain américain Dennis Cooper a écrit des poèmes et des monologues pour cette pièce, en s’interrogeant sur leur lien réel ou imaginé avec ce qui se passe sur le plateau. Les textes sont lus par l’écrivain lui-même et sont intimement liés à la création musicale de Peter Rehberg. Texte et mise en scène se mêlent, évoquant le rapport entre le désir érotique, la mort et le crime. Ils soulèvent les questions de l’imagination liée au fantasme et son impossible réalisation.
Si la musique et les textes sont à la base de l’écriture du spectacle, ce sont autant les corps et les poupées et, de cette manière, la proposition plastique, qui sont les éléments premiers de la conception du spectacle. En ce sens, cette pièce, tout en s’inscrivant dans le champ chorégraphique, relève pourtant bien d’une démarche de travail proprement marionnettique. Il s’agit d’une exploration de l’émotion qui naît du lien intime entre l’érotisme, la mort et l’immobilité perturbante de la poupée.
C'est avec un certain amusement, qui d'ailleurs la caractérise bien, que Gisèle Vienne indique l'année de sa naissance, 1976, comme étant aussi celle de la mort de Pierre Molinier, histoire de nous prévenir que son travail se situe du côté de ces affinités artistiques-là. Le photographe, artiste fétichiste et travesti, n'aurait certainement pas désavoué cette paternité, tant ils partagent tous deux le goût du jeu, du trouble et de la sophistication.
Gisèle Vienne étudie la philosophie et l'art de la marionnette, avant de créer quatre spectacles en collaboration avec Étienne Bideau-Rey, Splendid's de Jean Genet en 2000, ShowRoomDummies en 2001 (Théâtre de la Bastille, 2002), Stéréotypie en 2003 et Tranen Veinzen en 2004. La préoccupation pour ces deux jeunes artistes est de réfléchir aux rapports entre corps vivants et corps inertes, corps réels et corps artificiels, ce qui les fait connaître en dehors du cadre confiné de la marionnette en les situant dans le champ de la chorégraphie. Sans abandonner cette recherche, Gisèle Vienne, désormais seule à la mise en scène, redécouvre, à la faveur de la sortie du roman La Reprise, l'œuvre intégrale d'Alain Robbe-Grillet. Très influencée par l'écriture de cet auteur, elle décide alors d'approfondir une recherche théâtrale qui rendrait compte de la perception de la réalité « par reconstitution avec toutes les lacunes, en n'émettant que des hypothèses plus ou moins avancées ». Et c'est bien ainsi que se présentent les deux pièces Une belle enfant blonde/A young, beautiful blonde girl et I Apologize, qui déroutent le spectateur pour sa plus grande jubilation.
Les deux pièces forment un diptyque, elles racontent toutes les deux la même histoire, celle d'un crime. Les scènes se jouent et se rejouent en des variations qui donnent le tournis. Tout a déjà eu lieu, mais que s'est-il passé au juste ? Devant nous, la reconstitution du réel devient alors une vaste entreprise au service d'un imaginaire débridé qui laisse une large place à la fantaisie et aux fantasmes érotiques. Les artifices théâtraux mis au profit de la confusion narrative sont multiples : travestissement, dédoublement des personnages, hors-champ sonore, indices disséminés dans l'espace, réalisme troublant des pantins... Ils sont, en quelque sorte, ces notes en bas de page que Robbe-Grillet utilise dans son roman La Reprise pour prendre le lecteur à témoin et le mettre en garde sur la véracité des dires du narrateur.
Dans le théâtre de Gisèle Vienne, nous assistons à la mise en doute permanente de ce que nous voyons et de ce que nous entendons. Difficile en effet de suivre la fable dans ce monde aux identités multiples assumées par les mêmes acteurs, difficile de se fier aux actions scéniques quand la vue est sans cesse mise en question par l'oreille, tension dramatique créée par la musique de Peter Rehberg ou bruits provenant de l'arrière-scène. Performances de la déconstruction narrative, ces deux spectacles stimulent, grâce à la perversité brillamment assumée des interprètes, le trouble, le désir et le mystère qui garantissent la jouissance du spectateur.
Aude Lavigne
76, rue de la Roquette 75011 Paris