Déconseillé aux moins de 14 ans.
William Forsythe dévoile I don’t believe in outer space, création dédiée à la matière. Un big bang chorégraphique attendu des étoiles dans les yeux.
"I don’t believe in outer space est un titre en forme d’aveu, une sorte de confession que l’on a immédiatement envie d’attribuer à Forsythe en personne ; sans aucun doute, ce ballet a des résonances extrêmement personnelles. Il nous pénètre jusqu’à l’os, nous donne la chair de poule, nous rend heureux et misérables à la fois, c’est quelque chose d’inimaginable et de grandiose. Une incitation à porter notre attention sur les choses d’ici-bas et à ouvrir l’oeil sur cette évidence qu’est la matérialité de l’homme, des choses, du monde. À découvrir aussi dans son unicité, dans sa précarité, la beauté dérangeante, la force et la fragilité de la matière." Esther Boldt, nachtkritik.de
Musique : Thom Willems.
Frankfurt am Main, 20 novembre 2008. I don’t believe in outer space : ce titre déjà, très prometteur, nous reste en travers de la gorge. Qui donc est-il celui qui parle ? Qui nous parle en plus de croyance ! Mieux encore : il ne croit pas à l’univers ! Bien sûr, il y a à Genève un accélérateur de particules qui, en septembre, a mis le monde entier en émoi ou l’a jeté dans l’angoisse en faisant paraître à la une des journaux des trous noirs, les pires bouffeurs de matière qui soient. Avant que cette machinerie monstrueuse ne passe aux actes, Forsythe dédie sa dernière création à la matière.
Cela commence avant l’entrée du public dans la salle du Bockenheimer Depot. On a percé des trous dans un mur qui se trouve à hauteur des coulisses et, en regardant au travers, on peut se rincer l’œil face à un étrange peep-show : le regard plonge dans un espace rempli de figurines en carton-pâte, des silhouettes de danseurs, avec des visages de clowns grimaçants comme s’ils étaient tiraillés par l’accélérateur de particules. La scène se trouve derrière, surface immense, éparpillées dessus des boules grosses comme la tête d’un chat en ruban adhésif de déménagement. Forsythe a, cette fois encore, travaillé avec le compositeur Thom Willems, dont la musique remplit le corps immense du Bockenheimer Depot, lui donne une chair qui résonne sur son squelette de bois décharné.
Ça parle énormément dans ce spectacle. La merveilleuse actrice Dana Caspersen joue de son visage grotesquement mobile et les mots semblent naître de sa mimique, elle parle de matérialisation et dématérialisation, d’attraction et de rejet et aussi de mouvement continuel qui relie les choses sans qu’elles entrent en contact. Une sérénade à la gloire du big-bang à hurler de rire.
Et le chœur des danseurs parle par sa voix en playback car la voix de Caspersen est enregistrée sur bande et cette voix se pare ainsi de multiples visages. Ainsi se déclinent différents modes d’apparition corporelle de l’être, les causalités sont abolies, les seize danseurs forment des alliances fugitives, se regroupent à un moment pour faire la fête, alors quelqu’un dit au bord de la scène : Life is just a party, and partys weren’t meant to last. Partout ce n’est que finitude, créatures, et la meilleure façon de rendre compte de cette soirée serait de parler de moments.
David Kern nous joue alors le big-bang – non des tas de big-bangs : il poursuit toutes les boules de ruban adhésif et les écrase, ça fait boum ! Kern prend de plus en plus plaisir aux détonations, c’est un dieu créateur, fou, désarticulé qui sautille sur la scène et lance à tous vents ses bombes à retardement ou se laisse lourdement tomber sur elles. Là aussi, une petite sérénade à la gloire du big-bang à hurler de rire.
De façon générale, comique et douleur sont ici très liés, le regard tendre porté sur le monde des choses fait de l’amour et de la matière un couple inséparable : sans cesse ressurgit le texte de la chanson de Gloria Gaynor, I will survive, au début Tilman O’Donnel la profère dans un long tube en carton, qui déforme et amplifie : At first, I was afraid, I was petrified. Cette diction vrombissante et distanciée nous fait redécouvrir la brutalité du fait d’être abandonné, l’immense bravade que cache cette affirmation : I will survive !
Ce passage est d’une maîtrise inimaginable.
Un autre texte de chanson est dit, susurré, feulé, crié par Caspersen : I put a spell on you de Screamin Jay Hawkins. Le funèbre marquage d’un humain par un autre humain, aimé contre son gré. Cyril Baldy, avec une respiration, des gémissements, des gargouillis de bonheur dignes d’un animal et pourtant tellement humains, se jette alors sur Christopher Roman, renifle le long de ses jambes puis ensemble ils se mettent à chanter un duo du désir, dans lequel Baldy, nez en avant, reste celui qui donne l’assaut, le harceleur. Une découverte sniffeuse du corps de l’autre…
Un peu plus tard Yasutake Shimaji rampe sur le sol comme si une bille de plomb roulait doucement à travers son corps et déplaçait son centre de gravité successivement dans son index gauche, puis dans son omoplate droite, enfin dans son genou. Toute son intervention est pleine d’images basculantes, réjouissantes, oppressantes, menaçantes !
I don’t believe in outer space est un titre en forme d’aveu, une sorte de confession que l’on a immédiatement envie d’attribuer à Forsythe en personne, de toute façon ce ballet a des résonances extrêmement personnelles. Il nous pénètre jusqu’à l’os, nous donne la chair de poule, nous rend heureux et misérable à la fois, c’est quelque chose d’inimaginable et de grandiose. Une incitation à porter notre attention sur les choses d’ici-bas et à ouvrir l’œil sur cette évidence qu’est la matérialité de l’homme, des choses, du monde.
A découvrir aussi dans son unicité, dans sa précarité, la beauté dérangeante, la force et la fragilité de la matière.
Esther Boldt
1, Place du Trocadéro 75016 Paris