Présentation
Belles de Lorraine
De New York à Wuppertal
Karole Armitage, une explosion de joie et de vitalité
Malou Airaudo, voyage à l'intérieur de la beauté
2 pièces chorégraphiques au même programme
Rave
Chorégraphie : Karole Armitage
Pièce pour 26 danseurs du Ballet de Lorraine
Musique : David Shea
Costumes : Peter Speliopoulos
Lumière : Clifton Taylor
Je voudrais tant...
Chorégraphie : Malou Airaudo
Pièce pour 15 danseurs du Ballet de Lorraine
Costumes : Christian Burle
L'histoire du Ballet de Lorraine est l'une des plus riches de la danse française : créée en 1978, cette compagnie a toujours eu le goût des mélanges, se constituant un répertoire fort de ballets néo-classiques ou de chorégraphies plus contemporaines. Après différentes «formules», le Ballet de Nancy s'est mué en Centre Chorégraphique National sous la houlette de Didier Deschamps. Depuis, son ancrage moderne s'est définitivement accentué : ce Ballet du XXIe siècle bien dans sa peau fait se concilier Nijinska et Gallotta, des nouveaux et des anciens. Il revient à Paris avec un programme au féminin : Karole Armitage et Malou Airaudo.
Karole Armitage, ancienne ballerine ayant dansé avec George Balanchine puis rencontré Merce Cunningham, a émerveillé les Etats-Unis comme l'Europe, avec ses allures de danseuse-punk : on a découvert qu'elle était également une chorégraphe aux influences brassant les « musicals », le classique et l'esprit rock ou techno. Karole Armitage, chorégraphe associée du Ballet de Lorraine, signe une nouvelle pièce sur mesure : Rave aux allures de défilé déjanté ou de concert rock halluciné. Ses vingt-six danseurs habillés par Peter Speliopoulos et mis en musique par David Shea nous jouent un Sacre du printemps d'aujourd'hui. Les mouvements comme en boucle alternent avec des duos altiers. Un hymne à l'ambiguïté que revendique Karole Armitage. Un Rave passe...
Quant à Malou Airaudo, elle fut l'une des plus brillantes interprètes françaises de Pina Bausch, des opéras dansés du début jusqu'au Sacre du printemps ou Café Müller, ses plus beaux rôles. Elle apportera aux danseurs lorrains cette recherche sur le corps à travers improvisation et théâtralité qu'elle mène à Essen. Une première collaboration faite d'exigence et de générosité. Une création-événement pour Chaillot.
Modernité, énergie, mélange des genres chez la New-Yorkaise Karole Armitage, dont la pièce
Rave est un hymne à la joie de vivre provoqué par le choc du 11 septembre. Introspection des corps et des âmes chez la Française Malou Airaudo, dont l'œuvre se donne en création mondiale au Théâtre National de Chaillot et qui est l'une des interprètes fétiches de Pina Bausch au Wuppertaler Tanztheater.
Entretien avec deux grandes dames de la danse contemporaine réunies par le CCN-Ballet de Lorraine.
Karole Armitage, une explosion de joie et de vitalité
Y a-t-il de grandes différences de style entre les danseurs américains de votre compagnie à New York et les danseurs français du Ballet de Lorraine ?
Des différences énormes. Chez les Français, il y a plus de culture : on sent la légende des siècles dans le corps des danseurs. Il y a aussi un sens de la tradition, un raffinement, un instinct esthétique très poussé qui me plaisent beaucoup. Aux États-Unis, tout est nouveau, tout balaye tout. Mais j'aime aussi la crudité de l'énergie des danseurs américains et il faut dire que la précarité de leur situation économique les rend plus audacieux.
Comment avez-vous réussi à faire entrer les danseurs lorrains dans votre monde ?
Ils se sont donnés à fond, c'était extraordinaire. Rave s'inspire en partie du style Vogue new-yorkais. J'ai donc organisé un stage avec deux danseurs américains que j'ai fait venir à Nancy pour imprégner le ballet de cet univers à part. Mais il y a aussi des séquences inspirées du kung-fu, de la capoeira. La première partie traite de la mise en scène de l'être conscient, du phénomène d'être regardé, c'est très Andy Warhol quelque part. L'idée du spectacle, c'est d'abolir les frontières entre la danse classique et la danse populaire, la performance et le ballet… C'est une explosion de joie et de vitalité, qui m'est apparue comme une nécessité après le 11 septembre. Une sorte d'hymne à la vie provoqué par l'angoisse de la mort.
Pouvez-vous nous parler de ce style Vogue que l'on connaît mal en Europe ?
C'est un mouvement très underground lancé dans les années cinquante à New York par des Noirs et des Portoricains qui organisaient des concours de danse dans la rue entre bandes rivales. C'est un peu comme dans West Side Story, sauf qu'au lieu de s'entretuer, ils dansaient. Ce glamour des quartiers pauvres (d'où l'ironie du nom Vogue, comme le journal) s'est confondu avec le mouvement gay. Les spectacles sont donnés dans des lieux secrets, j'ai pu y assister grâce à des amis. Le vocabulaire est très codé, très riche et les danseurs possèdent une virtuosité comparable à celle des danseurs de l'Opéra de Paris. Le Ballet de Lorraine s'est beaucoup amusé en intégrant ce style sur une musique techno mais retravaillée par le compositeur David Shea et avec les costumes fantastiques de Peter Speliopoulos, d'une imagination délirante.
Peut-on comparer cela au hip hop ou aux breakers ?
Je n'aime pas les breakers. La virtuosité est impressionnante, mais le langage est très limité. C'est la grande mode aux États-Unis de mettre un danseur classique à côté d'un breaker et de faire du sampling. Ce n'est intéressant que si l'on se donne la peine de rechercher profondément une grammaire universelle entre les styles et que l'on crée un vocabulaire
nouveau.
Vous sentez-vous surtout européenne ou américaine ?
Les deux. La culture européenne me fascine et me nourrit quotidiennement. J'ai cette naïveté américaine, cette légèreté du bagage culturel, qui me donne la soif de découvrir le vieux continent. Mais je passe plus de temps en Europe qu'aux États-Unis, je m'y sens donc chez moi. J'ai autant besoin de l'insouciance et de l'individualisme américain que de la profondeur de la pensée européenne.
Comment travaillez-vous avec les danseurs ?
Les danseurs n'improvisent jamais. J'amène quelque chose de très structuré au départ et j'affine, j'adapte mon matériau en fonction de la vibration des corps. J'arrive au studio avec une phrase, qui sert de cellule de base à l'invention. Cela se passe par suggestion, c'est très physique. L'interprétation du danseur m'aiguille sur des pistes différentes. Je développe des choses si ça marche et je cherche des variantes si ce n'est pas aussi beau et aussi vrai que je l'aurais souhaité. Je n'aime pas l'improvisation parce que c'est difficile d'éviter les clichés. J'ai une formation classique, donc ce qui m'intéresse ce n'est pas l'individu qui crache ses émotions, c'est qu'on sente l'individu à travers une forme très rigoureuse. Ce que j'aime sur scène, c'est une articulation riche et détaillée du mouvement. Il faut donc que l'interprétation soit rigoureuse, sinon on ne verra rien.
D'où tirez-vous votre inspiration, dans les livres ou dans la vie ?
C'est très mystérieux. Je recherche à chaque spectacle des images nouvelles et je pousse mon imagination à échapper sans cesse à l'habitude. L'inspiration est autant guidée par un tableau de Picasso, un mouvement de Balanchine, le dernier livre que l'on vient de lire ou le monde qui nous entoure. Ce sont mille choses, mais cela se passe dans l'inconscient. Je ne suis guidée objectivement que par l'envie de découvrir et d'aller de l'avant.
Avez-vous l'impression que vos spectacles sont très personnels, qu'ils disent qui vous êtes ?
J'ai l'impression d'être multiple. Je n'ai pas de maison, j'en change constamment. Je veux dire que je travaille dans des contextes culturels à chaque fois très différents. Quand je suis en Italie, je deviens italienne, quand je vais en France, je deviens française, c'est quelque chose entre moi et le monde qui m'entoure. Le lieu est très important. Je sais que le même spectacle représenté à l'Opéra de Paris ou à Broadway sera très différent, les gens vont le percevoir différemment.
Comment peut-on rester soi-même et être sincère quand on est aussi caméléon ?
C'est toute la difficulté que je ressens. Je pense qu'il y a une griffe, un style, une sensualité, une énergie, une attitude existentielle qui m'appartiennent. Je le suppose, mais je ne m'en rends pas compte. La danse, c'est comme faire l'amour : il se produit un mélange, une fusion et l'amour devient plus important que soi-même.
Y a-t-il des thèmes qui reviennent dans vos spectacles, un fil invisible qui relie le tout ?
La solitude. L'individu perdu qui ne peut pas tout comprendre dans l'univers. Le déséquilibre, l'imprévisible.
J'ai rarement parlé aussi précisément de mon travail. Cela me fait bizarre, j'ai l'impression d'apprendre des choses sur moi-même.
Malou Airaudo, voyage à l'intérieur de la beauté
Vous êtes née à Marseille. Comment avez-vous fait vos premiers pas ?
Ma mère était chanteuse, et mon père adorait danser. Moi, je dansais sans arrêt, tout le temps, partout. J’ai fait mes débuts à huit ans à l’Opéra de Marseille. Louis Ducreux, qui était le directeur et qui était mon parrain de scène, est parti diriger l’Opéra de Monte-Carlo et je l’ai suivi à dix-sept ans comme soliste aux Ballets Russes de Monte-Carlo. Ensuite, je suis montée à Paris. Je gagnais ma vie en tant que figurante au cinéma et je suis entrée au Ballet-Théâtre-Contemporain de Françoise Adret.
Vous dansez toujours, il n’y a pas de retraite pour les danseurs ?
J’ai cinquante-cinq ans et je danse depuis quarante-sept ans, ce qui ne m’a pas empêchée d’avoir des enfants. C’est ma vie. La retraite, c’est quand on a cessé d’aimer.
Et puis, vous avez suivi Manuel Alum aux États-Unis. Qu’est-ce qui vous a séduit chez lui ?
Son âme. J’ai aimé la simplicité de son mouvement qui reposait sur la technique de Martha Graham. Mais qui est très épuré. Cela correspond à une période mystique de ma vie. Manuel était l’élève de Paul Sanasardo, et on travaillait beaucoup dans son studio. C’est aussi à New York que j’ai commencé à enseigner la danse classique et moderne.
C’est à New York que vous avez rencontré Pina Bausch, qui vous a entraînée dans l’aventure du Wuppertaler Tanztheater auquel vous avez participé dès sa création ?
C’est Paul Sanasardo qui m’a présenté Pina et la rencontre a été extraordinaire. J’ai découvert quelqu’un qui aimait les gens comme moi et qui m’acceptait totalement telle que j’étais alors que mon corps était très différent du sien. Le reste est une grande histoire.
Parlez-nous de cette expérience au Wuppertaler ?
Je suis venue, j’en suis partie, je suis revenue, j’en suis repartie… À chaque fois, c’est Pina qui est venue me rechercher. Je suis tellement entière, je me donne tellement à fond, qu’il faut que j’aille respirer ailleurs de temps en temps.
Comment s’est passé le tournage de l’extrait de Café Müller avec Pedro Almodovar ?
Cet homme, c’est une merveille ! Plein de tendresse ! Nous avons eu trois jours magnifiques de tournage que je n’oublierai jamais.
Lors de vos échappées hors de l’univers de Pina Bausch, vous avez dansé pour Carolyn Carlson. Quel contraste !
C’était ma respiration, mon changement d’air. Et puis j’adore Carolyn et son monde poétique. À cette époque, j’ai aussi participé avec Jacques Patarozzi à la création de la compagnie « La Main » (baptisée ainsi parce que nous étions cinq). Pina est à nouveau venue nous chercher. Tous les cinq.
À quel moment avez-vous ressenti la nécessité de créer vos propres pièces ?
J’en ai toujours eu envie, mais je n’ai jamais trouvé le temps à cause de ma carrière d’interprète. En 1984, Pina m’a proposé d’enseigner à la Hochschule d’Essen-Werden, tout en dansant comme guest auprès d’elle. C’est alors que j’ai commencé à créer des spectacles avec mes élèves, c’est venu tout naturellement.
Dans quel esprit travaillez-vous avec les danseurs ?
L’envie de créer me vient des gens que j’ai en face de moi, de la découverte de leur personnalité qui est pour moi tout aussi importante que leur technique. J’aime découvrir la beauté qu’ils ont en eux. Quand le Ballet de Lorraine a fait appel à moi, j’appréhendais le premier contact, et après leur avoir donné quelques cours, je me suis dit : il y a des gens super, ça vaut la peine d’essayer. Je ne sais pas ce que sera le spectacle. Tout se développera au moment où nous travaillerons ensemble : musiques, lumières, costumes, etc.
Vous sentez-vous heureuse en Allemagne ?
On me pose souvent la question. Je parle français en famille et anglais dans le studio car nos élèves viennent du monde entier. À Wuppertal, il pleut souvent, mais il y a des parcs magnifiques.
Avez-vous besoin de travailler avec des gens de cultures et d’origines différentes ?
Je n’ai besoin de rien ! Il y a des gens avec qui ça passe, et d’autres avec qui ça ne passe pas. J’essaie de leur transmettre ce que j’ai appris et de leur communiquer ma passion ; et je fais beaucoup d’improvisations pour les connaître mieux, et pour les découvrir d’une autre façon.
Qu’est-ce qu’un artiste pour vous ?
Aïe, difficile à répondre. D’abord un être humain. C’est quelqu’un qui veut rendre les choses belles, et qui vit intensément. Non ?
Des choses belles ou vraies ?
Si elles sont belles, c’est qu’elles sont vraies. La beauté, cela vient de l’intérieur.
Marseille ne vous manque pas trop ?
Parfois, j’y pense…
Propos recueillis par Olivier Bellamy
1, Place du Trocadéro 75016 Paris