Présentation
Quelques propos dAnnie
Ernaux
Lévénement,
textes dAnnie Ernaux - Extraits
" Les
femmes à lépreuve des lois " un cycle mené par Jeanne Champagne
Au cur de lintime féminin ébranlé par " lévénement " - un avortement - trois femmes et un homme renouent, sur scène, les fils du parcours dune femme, de déchirures en renaissances. A partir dextraits de " Ce quils disent ou rien ", " Les armoires vides ", " La femme gelée " et " Lévénement ", Jeanne Champagne nous fait entendre les mots dAnnie Ernaux pour témoigner, au-delà de lhistoire particulière dune femme, dune réalité universelle.
A lheure où la parité accorde en apparence à la femme son égalité avec lhomme, nous constatons que les violences et le sexisme dans les établissements scolaires, la remise en cause du droit à lavortement, le viol, les entraves à la liberté, lobscurantisme religieux, les discriminations de tous ordres à légard des jeunes filles et des femmes sont encore dactualité.
Peut-être faut-il en appeler à lart, au théâtre, à la littérature pour continuer à poser la question du droit des femmes à exister et dire comment est nécessaire encore aujourdhui la " survie " de la pensée et de lengagement.
Jeanne Champagne consacre le premier volet de ce cycle " Les femmes à lépreuve des lois " aux textes dAnnie Ernaux.
" Le paradoxe dune loi juste est presque toujours dobliger les anciennes victimes à se taire, au nom de " cest fini tout ça ", si bien que le même silence quavant recouvre ce qui a eu lieu. " Annie Ernaux, Lévénement
Quelques propos dAnnie Ernaux
" Jai toujours le sentiment quil y a un gouffre entre le monde de la littérature et la vie des gens dominés. Au vu de mes origines sociales, je suis consciente de la chance inouïe que jai eu de pouvoir mapproprier un langage qui nétait pas le mien, et qui, en écho à ce que disait Genet, est " la langue de lennemi ", celle des dominants. Cela crée un sentiment de responsabilité. Ce pouvoir du langage, je ne pourrais pas men servir pour publier de jolis livres, ça ne mintéresse pas. Pour autant, je nécris pas des uvres militantes : le langage des militants est nécessairement simplificateur, il ne peut pas dire lexpérience vécue. Pour dévoiler les mécanismes dinjustice à luvre dans notre société, jessaie plutôt de restituer mes propres sensations de la manière la plus authentique, et, ce faisant, de provoquer peut-être celles du lecteur. "
Page des libraires, Mai 2000
Lévénement, textes dAnnie Ernaux - Extraits
" Davoir vécu une chose, quelle quelle soit, donne le droit imprescriptible de lécrire "
" Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. Sans argent et sans relation - sinon elles ne seraient pas venues échouer à laveuglette chez eux -, elles les obligeaient à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur interdire dexercer pour toujours. Ils nosaient pas dire la vérité, quils nallaient pas risquer de tout perdre pour les beaux yeux dune demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque. A moins quils naient sincèrement préféré mourir plutôt que denfreindre une loi qui laissait mourir des femmes. Mais tous devaient penser que, même si on les empêchait davorter, elles trouveraient bien un moyen. En face dune carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas lourd. " Annie Ernaux, Lévénement
" Le châtiment, la correction par personne interposée. Embraquée par une petite sonde rouge. Vingt ans pour en arriver là. La faute de personne. Moi toute seule, moi dun bout à lautre. Qui. Dabord la fille de lépicier Lesur, puis la première de la classe, tout le temps. Et la dadaise en socquettes du dimanche, létudiante boursière. Et puis rien peut-être, tringlée par la faiseuse danges. (..) Tout reconstituer, empiler, emboîter, une chaîne de montage, les trucs les uns avec les autres. Expliquer pourquoi je me cloître dans une piaule de la Cité avec la peur de crever, de ce qui va arriver. Voir clair, raconter tout entre deux contradictions. Voir où commence le cafouillage. Ce nest pas vrai, je ne suis pas née avec la haine, je ne les ai pas toujours détestés, mes parents, les clients, la boutique... Les autres, les cultivés, les profs, les convenables, je les déteste aussi maintenant. Jen ai plein le ventre. A vomir sur eux, sur tout le monde, la culture, tout ce que jai appris. Baisée de tous les côtés... " Annie Ernaux, Les armoires vides
" .. Ils ont beau parler ce quils veulent sur lavenir, les parents, cest toujours lenfance et larrière quils représentent... On était au 18 juillet, le soir jai pleuré de voir le temps passer et dêtre jeune pour rien. Laprès-midi je voyais la voisine den face étaler sa lessive, des mètres de linge, avec tous ses morbacks, jai jamais aimé les familles nombreuses, ce magma dyeux, de ventres et les portes qui collent aux doigts. Elle vient tâter si cest sec en froissant chaque morceau très vite, de temps en temps, elle en décroche un. Une heure après, elle revient et rafle le reste en un tournemain, avec les épingles. Elle ne me paraissait pas mieux lotie que moi la voisine sauf quelle ne devait pas y penser, quelle ne sennuyait pas. Je vois bien que les adultes ne sennuient jamais. Est-ce que ça vient dun seul coup le temps plein, plus despace pour sortir la tête. Tu ne sais pas quoi faire de ton corps ma pauvre petite, quand tu travailleras ! Dormait le dimanche, tellement abrutie de boulot. Tas bien le temps de savoir ce que cest va, profite. Jai pas encore compris sils aimaient le travail, je me perds dans ce quils disent. " Annie Ernaux, Ce quils disent ou rien
" Je suis allée vers les garçons comme on part en voyage. Avec peur et curiosité. Je ne les connaissais pas. Je les avais laissés en train de me jeter des marrons au coin dune rue en été, et des boules de neige à la sortie en hiver. Ou de nous crier des injures de lautre côté du trottoir et je répondais bande didiots ou de cons suivant les circonstances, la présence ou non de témoins adultes. Des êtres agités, un peu ridicules. Jallais vers eux avec mon petit bagage, les conversations des filles, des romans, les conseils de lEcho de la mode, des chansons, quelques poèmes de Musset et une overdose de rêves, Bovary ma grande soeur. Et tout au fond, caché comme pas convenable, le désir dun plaisir dont javais trouvé seule le chemin. Bien sûr quelle était un mystère pour moi lautre moitié du monde, mais javais la foi, ce serait une fête. Lidée dinégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne lavoir jamais vécue. Ca a été une catastrophe. " Annie Ernaux, La femme gelée
" Ses yeux très bleus, ses cheveux blonds et longs, des fois je pouvais retrouver les romans de Femmes daujourdhui. Jai crié, si ma mère me voyait... Il ma dit que jétais gosse de mêler ma mère à ça, jétais libre-et-seule-concernée. Il essayait de déboutonner ma robe dans le dos. Cétait juste ce quil disait, libre, mais il ma semblé que ça ne pouvait sappliquer à moi que plus tard, à dix-huit peut-être... La liberté en grand, cétait pas si simple quil le proclamait, à quinze ans et demi quand on ne gagne pas encore comme dit mon père, sans préciser quoi mais cest pas la peine, pour eux ça ne peut être que de largent... Il appuyait de tout son corps sur moi contre larbre, jai cessé dun seul coup dêtre spectatrice, cétait comme le corps qui monte à la tête. Ces mots à double sens, quon nosait pas employer du tout à cause du sens sale justement, bander, frotter, ils sont venus en moi mais ils nétaient plus honteux. " Annie Ernaux, Ce quils disent ou rien
" Que la forme sous laquelle jai vécu cette expérience de lavortement - la clandestinité - relève dune histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie - même si le paradoxe dune loi juste est presque toujours dobliger les anciennes victimes à se taire au nom de " cest fini tout ça ", si bien que le même silence quavant recouvre ce qui a eu lieu. Cest justement parce que aucune interdiction ne pèse plus sur lavortement que je peux, écartant le sens collectif et les formules nécessairement simplifiées, imposées par la lutte des années soixante-dix - " violence faite aux femmes ", etc. -, affronter, dans sa réalité, cet événement inoubliable. " Annie Ernaux, Lévénement
" Les femmes à lépreuve des lois " un cycle mené par Jeanne Champagne
Depuis 1998, Jeanne Champagne et la Compagnie Théâtre Ecoute mènent, en parallèle aux représentations de la Trilogie de Jules Vallès, un projet à la fois artistique et pédagogique " Les Apprentissages de la République et de la Citoyenneté ", dans 12 classes de la Région Parisienne (de la primaire à luniversité). Le regard de ces jeunes, en formation, en construction de leur identité, soucieux détablir une République multi-ethnique juste et égalitaire, interpelle et motive notre souhait de poursuivre notre questionnement.
Alors que remonte avec force la violence dans les établissements scolaires, alors que réapparaissent le sexisme, les insultes, les discriminations, les exclusions à légard des femmes et des jeunes filles, peut-être faut-il en appeler à lart, au théâtre pour trouver ou tenter de trouver des réponses ? Par lart du théâtre, à travers des héroïnes comme Antigone ou Electre, à travers les oeuvres dauteurs dhier comme Simone de Beauvoir ou Simone Weil et daujourdhui comme Annie Ernaux, à travers le combat de personnalités politiques comme Simone Veil, nous voulons montrer comment la " survie " de la pensée et de lengagement est nécessaire aujourdhui.
Pourquoi ?
Parce que, lan passé, des jeunes filles lisant un texte de Simone de Beauvoir sur lavortement lont traitée de " salope " et nous ont renvoyé leur indignation et leur incompréhension face à la révolte et à lengagement de cet auteur pour le droit de la femme à exister en tant quindividu.
Parce que cette année, alors que nous avons étudié le personnage dAntigone, les élèves, face au refus de lhéroïne de comprendre, face à sa désobéissance implacable guidée par une conviction intime, ont affirmé : " Antigone a tort, elle devrait rester au chaud chez elle ".
Parce quà lheure où la parité accorde en apparence à la femme son égalité avec lhomme, nous constatons quun gouffre se creuse sur le terrain. Bon nombre de femmes et de jeunes filles sont encore enfermées dans le silence, les larmes et la douleur, et ne peuvent gagner leur droit à exister.
Et parce que le " paradoxe dune loi juste est presque toujours dobliger les anciennes victimes à se taire, au nom de " cest fini tout ça " , le même silence quavant recouvre ce qui a eu lieu ".
Les combats des femmes et des jeunes filles sont loin dêtre terminés. Sur le terrain, lavortement est dactualité, le viol, les violences conjugales, les maltraitances, les entraves à la liberté, lobscurantisme religieux, les discriminations de tous ordres.
Pour ces raisons, nous choisissons de poursuivre notre réflexion théâtrale et artistique, en proposant, au Théâtre du Chaudron-Cartoucherie de Vincennes, des cycles de lectures-spectacles (nouvelles, récits, paroles de femmes), des créations, des rencontres, des débats, des ateliers sur le thème " Les femmes à lépreuve des lois ".
Lévénement, à partir de textes dAnnie Ernaux, ouvre ce cycle théâtral autour de lintime et du politique, à travers le parcours dune femme, ébranlée dans son intimité par " lévénement ", et qui de déchirures en renaissances vient témoigner dune réalité universelle.
Notre travail de formation se met en place sur le terrain auprès des populations de jeunes filles et de femmes dorigines et de cultures différentes. La mise en uvre de ce projet passe par des partenariats avec les enseignants qui nous ont accompagnés dans notre démarche depuis deux ans pour faire résonner ces paroles de femmes auprès des élèves et des adolescent(e)s, par la création dun collectif de recherche et dateliers de pratique théâtrale dans les classes, par le travail avec plusieurs associations de femmes,à travers des rencontres dans les quartiers et les cités, afin de questionner ensemble la place des femmes et des jeunes filles en France et dans le monde selon les cultures, les coutumes et les lois.
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris