La comédie indigène

du 2 au 27 octobre 2007
1h20

La comédie indigène

Un conférencier es-exotisme lit des extraits du livret distribué aux militaires français partant aux colonies (1927) et quelques citations empruntées à Montesquieu et autres grands auteurs. Regard de l’Occident sur l’Autre, barbare et lointain, galerie du fantasme et du cliché, xénophobie tranquille, racisme estampillé scientifique... La Comédie indigène serait une farce grotesque, si elle n’était une tragédie et si l’on était bien sûr qu’elle appartienne à une autre époque.

Clic, clac, cliché
Entretien avec Lotfi Achour

  • Clic, clac, cliché

C’est bien connu, le Chinois est "lubrique" et a "les muqueuses couleur carmin"... La Négresse, pourtant "admirable de forme", a "le cerveau gourd et stagnant" et "les seins tombants au premier enfant". L’Arabe est "fourbe", "sodomite" et... nyctalope". L’indigène a une vie "essentiellement végétative et instinctive" et c’est "une sécrétion fournie par le foie qui noircit la peau de l’Ethiopien"... Il vaut mieux en passer et des pires ! Le reste est à l’avenant et le florilège réuni par Lotfi Achour, tout simplement monstrueusement effrayant.

Un conférencier es-exotisme lit des extraits du livret distribué aux militaires français partant aux colonies (1927) et quelques citations empruntées à Montesquieu et Tocqueville, Lamartine et Maupassant, Flaubert, Gide et Conrad, tandis qu’un contradicteur vient esquisser une réponse en citant, parmi d’autres, Achille Mbembe ou Aimé Césaire...

Et si toutes ces belles pensées avaient pour auteurs des signatures dûment répertoriées dans la catégorie des racistes invétérés, penseurs xénophobes, écrivains nauséabonds et autres intellectuels fangeux, tout serait dans l’ordre des choses mais il n’en est rien et les citations empruntées, ici,à Montesquieu et Tocqueville, Lamartine et Maupassant, Flaubert et Pierre Loti, là, à Gide, Conrad et Simenon sont inquiétantes et doivent nous mettre en garde. La bêtise est ferme, tenace et… commune. Elle est sans âge et sans ride. Elle se joue du temps et défie les distances. Elle persiste et signe.

Regard de l’Occident sur l’Autre, barbare et lointain, galerie du fantasme et du cliché, xénophobie tranquille, racisme estampillé scientifique ou labellisé par les grands esprits, repris sans nuance par les meilleures plumes... D’un côté le savoir, la civilisation, le bon sens et la bonne conscience. De l’autre, l’étrange, le lointain (parfois si proche), le barbare, l’indigène, celui que l’on mon(s)tre, que l’on exhibe, que l’on caricature, que l’on expose… colonialement. La Comédie indigène serait une farce grotesque s’il ne s’agissait que d’un délire paranoïaque de quelques-uns, si elle n’était une tragédie et si l’on était bien sûr qu’elle appartient à une autre époque.

Certes, quelques esprits éclairés sont venus apporter des retouches à ce costume sur mesure, et aujourd’hui d’autres regards tentent un bilan critique, entre remords et regrets, désillusions et amertume, illustration de l’oeuvre et satisfaction du “devoir” accompli, dénonciation virulente d’un processus oppressif et honte devant certaines révélations tardives…

Mais les aberrations ont laissé des traces et leurs effets collatéraux, plus sourds et plus subtilement mal pensants, sont encore d’actualité. Et c’est bien là la raison de ce parti-pris d’en rire qui nous est offert en réponse au burlesque involontaire de la démesure. Et c’est bien là la force de ce miroir grimaçant qui nous est tendu.

Bernard Magnier

Textes du livret distribué aux militaires français partant aux colonies (1927) et de Aimé Césaire, Joseph Conrad, Frantz Fanon, Gustave Flaubert, André Gide, Victor Hugo, Dr Jacobus x, Alphonse de Lamartine, Guy de Maupassant, Achille Mbembe, Montesquieu et Alexis de Tocqueville.

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  • Entretien avec Lotfi Achour

Comment est née l’idée de La Comédie indigène ?
Depuis longtemps, j’avais envie de travailler sur l’enseignement du français dans les anciennes colonies françaises, et sur ce que cette langue a véhiculé comme idées, représentations, fantasmes de l’Autre. Je voulais travailler surtout à partir des manuels scolaires et des méthodes d’enseignement du français aux militaires indigènes. Avec Natacha de Pontcharra, nous avons même écrit un premier texte qui imaginait le voyage d’une petite troupe de militaires indigènes, de Saint-Louis du Sénégal jusqu’à Paris en passant par Alger. Ils étaient accompagnés de deux officiers français qui avaient pour mission de former, sous nos yeux, ces militaires "à la civilisation" avant de les "exposer" à l’Exposition Coloniale de 1931 à Vincennes, comme preuve vivante de la réussite de la Mission Civilisatrice, si chère à la Troisième République. Ce texte n’a jamais été mis en scène, car à un moment, je pensais qu’il y avait quelque chose de dépassé dans cette démarche, que la société française, avec le métissage à grande vitesse qu’elle vivait, était en train de dépasser ces questions, de régler le problème de l’histoire coloniale par le silence et en allant de l’avant. Que c’était peut-être possible de régler ça comme ça !
Mais l’envie de travailler sur ce moment de l’Histoire ne m’avait pas quitté. Et puis la loi de février 2005 sur les "bienfaits" de la colonisation est passée par là, apportant la preuve que cette époque est loin d’être révolue. Et ce qui était une envie de fiction est devenue pour moi une nécessité de visiter l’Histoire. En effet, concernant la période coloniale, tout à coup, le silence et l’occultation faisaient place, avec cette loi, à une attitude et une volonté de révision de l’Histoire, menée notamment par des élus du peuple. J’étais très en colère et j’ai alors décidé de ressortir ce projet. Mais là, la pure fiction ne me satisfaisait plus et j’ai eu envie de plonger dans les écrits, les faits, les témoignages… sur ce qu’a été véritablement cette époque. Et c’est comme ça qu’est née cette deuxième version de La Comédie Indigène.

Comment avez-vous composé votre spectacle ?
Mon travail a d’abord consisté à accumuler un matériau très hétéroclite, constitué d’écrits scientifiques (ou considérés comme tel) sur l’inégalité des races, de textes de grands écrivains principalement du XIXe, de chansons exotiques et coloniales, de débats à la Chambre des Députés entre 1830 et 1847.

Pourquoi avez-vous choisi principalement cette période ?
Cette période est très particulière car elle correspond au début de la conquête de l’Algérie et de l’entreprise coloniale française. Elle a été un des moments les plus terribles de l’histoire franco-algérienne, un des plus meurtriers, des plus barbares avec, bien sûr, plus tard, la guerre de libération. Cette période correspond surtout à un moment où la France, par la voix de ses députés, hésitait entre l’extermination pure et simple de tous les Algériens, leur déportation ou un moyen de les soumettre et de "pacifier" le pays… Tout le monde était d’accord sur la supériorité de l’Homme Blanc et sur la justesse de cette action, pour le bien même des Algériens, qu’on appelait plutôt, à cette époque et pour très longtemps, "indigènes". Et ces différentes options ont été débattues à la Chambre, et mises en application, partiellement ou entièrement.

A partir de ces matériaux, comment s’est imposée l’articulation de votre spectacle ?
Dans un deuxième temps, il a fallu trouver un fil conducteur à tout ça, et surtout un lien avec aujourd’hui, car c’est d’abord ça qui m’intéresse. J’ai donc décidé de m’intéresser aux représentations qui ont été faites des "indigènes" sur un siècle, entre 1830, début de la colonisation, et 1931, date de l’Exposition Coloniale de Vincennes, qui correspond au moment où l’Empire Colonial français a été le plus grand, mais qui correspond aussi au début du déclin de cet empire. J’ai voulu comprendre le processus de fabrication d’un imaginaire collectif et surtout, à travers tout ça, interroger chacun sur les traces qu’il porte encore en lui de cet imaginaire. Et il en reste beaucoup…

Pouvez-vous nous parler de ce "processus de fabrication d’un imaginaire collectif" ?
Le projet colonial a été une véritable réunion de tout le génie français, de tous les talents (à part quelques exceptions comme les Surréalistes et leur contre Expo) qui ont contribué à construire cet imaginaire et à justifier l’action coloniale. Les scientifiques cautionnaient cette action en établissant la supériorité de la "race" blanche sur le reste du monde, en bestialisant l’autre, en projetant sur lui, sur son corps surtout, toute l’inhumanité. Les politiques s’appuyaient sur cette pseudoscience pour justifier leur action. Les écrivains célèbres et moins célèbres inventaient des récits pour exalter cette action ou pour donner envie aux Français de la métropole d’aller s’installer dans les colonies. Les paroliers et chansonniers faisaient eux aussi rêver de ces contrées lointaines et flattaient l’homme blanc aux dépens du sauvage. De même pour les peintres et, plus tard, pour les photographes, le cinéma, la publicité… Une production phénoménale et ininterrompue pendant des décennies.
Avant de plonger dans tout ça, on n’imagine absolument pas à quel point cette entreprise a été démente et à quel point l’esprit humain a "déliré" et a été inventif durant cette période. Tous les Tocqueville, Maupassant, Marx, Hugo, mais aussi plus récemment, Charles Trenet, Francis Blanche… et même Audiard qui dans un de ses films des années soixante, parle, par la voix de Gabin, du jazz comme de la "musique de singe"… On n’a donc pas besoin d’aller très loin dans le temps parfois.

Outre la remise à jour de ces propos, quels étaient vos objectifs en réalisant ce travail ?
Je voulais m’intéresser au pouvoir de ceux qui détiennent la parole publique dans la fabrication de cet imaginaire, dans la fabrication des clichés, dans la fabrication des généralisations, ceux qui ont un pouvoir énorme pour modeler l’imaginaire collectif et par là, les comportements collectifs. Ce pouvoir est d’autant plus dangereux aujourd’hui, avec tous les moyens de communication dont nous disposons, si on ne sait pas le manipuler quand on le détient. Et les propos recueillis trouvaient un écho dans d’autres prises de paroles plus contemporaines…Le projet de loi sur les "bienfaits" de la colonisation commençait à libérer aussi une parole qui n’avait pas osé s’exprimer jusqu’alors, celle par exemple d’une Hélène Carrère d’Encausse qui reliait les émeutes en banlieue à la polygamie, ou celle d’un Finkielkraut affirmant que la colonisation a apporté la civilisation aux sauvages ! Et j’en passe… Ce qui est drôle, si l’on peut dire, c’est que cette histoire de polygamie était déjà évoquée par Montesquieu deux siècles auparavant, qui la reliait lui au climat du sud, chaud et moite, qui excite les sens et fait des noirs, arabes, etc. des bêtes à plaisir. Je pense qu’en fait, cette vision n’a jamais totalement disparu des esprits, et c’est pour cela qu’elle refait surface, comme tant d’autres choses.
Dans le même ordre d’idée, on a toujours parlé des colonisés en Algérie par exemple en les assimilant tous à des musulmans. Et c’est exactement ce qu’on fait aujourd’hui en France en nous comptabilisant tous dans les cinq millions de Français musulmans. Peut-être pour grossir la peur ! Or nous sommes nombreux à ne pas être musulmans, nombreux à avoir transgressé l’ordre social ou religieux dans lequel nous sommes nés, à avoir traversé par notre esprit (ou à notre corps défendant) de grandes violences, à avoir accepté d’affronter nos sociétés où il est difficile d’affirmer ses convictions, notamment religieuses. Nombreux à ne pas nous reconnaître dans cette "classification" qui nous ramène à l’état de masse, comme ce fut le cas à l’époque coloniale, où l’indigène était un sans nom, un sans tête, un sans visage, et n’était jamais reconnu dans son individualité, dans sa singularité, mais toujours au sein d’une communauté, dans le meilleur des cas.

Avec cette démarche, à quel public pensiez-vous vous adresser ?
Je crois qu’en interrogeant cet imaginaire, je n’interroge pas seulement les Français de "souche", mais aussi les autres, les Noirs, les Arabes… En effet, je pense que le spectacle s’adresse aussi à eux, à la fois comme "producteurs" de clichés à leur tour, mais aussi comme personnes ayant intériorisé les images qu’on a créées d’eux. En effet, cette intériorisation des images par ceux-là même qui en sont les victimes, est également un classique du genre. Albert Memmi en parle très bien. Il y a souvent une reproduction des clichés par ceux qui en sont les victimes, car cela peut servir tout à fait leur intérêt, dans la mesure où c’est ce que l’on attend d’eux.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?
J’étais, il y a quelques mois, sur un forum Internet consacré au livre de Serge Bilé, La légende du sexe surdimensionné des Noirs, et je suis tombé sur un texte de lecteurs noirs qui insultaient violemment l’auteur, lui reprochant de leur "casser la baraque", car un de leurs atouts pour séduire résidait dans cette idée très répandue chez les Blancs, qu’ils ont des sexes énormes et sont des bêtes de la chose… ! C’est cette complexité et ce rapport entre le dit et les non-dits qui m’intéresse à travers ce spectacle.

Vous-même en tant qu’artiste, metteur-en scène, n’êtes-vous pas victime de ces images, de ces attentes ?
Il m’est arrivé quelque chose de cet ordre-là dans mon propre travail, il y a quelques années. Je travaillais sur le livre Oum de Selim Nassib, qui raconte la vie de la grande diva égyptienne, Oum Kalsoum. Je voulais en faire une adaptation théâtrale, et j’ai demandé à Adel Hakim de l’écrire et au compositeur Anouar Brahem, d’assurer la direction musicale du spectacle. C’était un spectacle très lourd financièrement, et pourtant je n’ai eu pratiquement aucune difficulté à monter la production. Le ministère ne m’a jamais donné autant d’argent et j’ai été coproduit par des structures importantes. Bien entendu, j’étais très content et je les en remercie, mais en même temps je demeure assez perplexe. Je pense que ces gens m’ont aidé à cause de l’intérêt du projet, de sa qualité et de la grande qualité des collaborateurs, mais aussi parce qu’ils trouvaient là une évidence : j’étais là où je pouvais être le plus créatif. J’étais à ma meilleure place en tant que metteur en scène… dans un spectacle sur une diva arabe, écrit, adapté, dirigé musicalement et mis en scène par des Arabes !
Au-delà de mon intérêt et de la passion que j’ai eu pour cette aventure artistique qu’a été la création de Oum, je pourrais même m’interroger et me poser la question : Est-ce que je n’ai pas moi-même intériorisé ce qu’on attend de moi ? Et ça ne s’arrange pas puisque j’ai des projets d’auteurs arabes que j’ai envie de mettre en scène en France.

Il est donc encore difficile de sortir des lieux où chacun est attendu…
Pendant des années, j’ai travaillé avec la dramaturge Natacha de Pontcharra, et je me suis entendu dire à plusieurs reprises - y compris par ceux qui avaient le pouvoir de financer - queça serait bien que je monte des auteurs arabes. Bien sûr, je n’ai rien contre ça puisque c’est ce que je fais quand je travaille à Tunis par exemple, mais je pense qu’il y a là aussi une chose qui relève de cet imaginaire que j’essaye d’ausculter, même si je n’ai aucun doute sur la sympathie et la bonne foi des gens qui m’ont soutenu. (...)

Propos recueillis en juillet 2007 par Bernard Magnier

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Spectacle terminé depuis le samedi 27 octobre 2007

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