L'histoire
Le 11 décembre 1900, le médecin Anton Ignatiévitch Kerjentsev commit un assassinat. Les circonstances du crime, de même que certains faits qui lavaient précédé, portèrent à soupçonner quelque chose danormal dans létat mental du meurtrier. Conduit à létablissement de psychiatrie Elisabeth pour y être examiné, Kerjentsev fut soumis à la surveillance minutieuse et sévère de plusieurs spécialistes expérimentés. Un mois après son entrée à lhôpital, le Docteur Kerjentsev présenta aux experts un mémoire rédigé de sa propre main dans lequel il expliquait ce qui sétait passé... Voici l'aventure mystérieuse et inquiétante d'un meurtrier pas comme les autres.
Le point de vue de la traductrice
"Le 11 décembre 1900, le médecin Anton Ignatiévitch Kerjentsev commit un
assassinat". Telle est la première ligne de cette nouvelle : il n'y a pas de
mystère, il n'y a pas non plus d'espoir. Ou si mystère il y a, il réside entièrement
dans le mobile profond qui pousse Kerjentsev à tuer son meilleur ami, dans son unique
incitateur au crime : sa pensée. Une pensée dont il est la première proie, puisque
c'est elle qui a suscité l'irréparable et qu'il se prétend sa victime passive.
Ce qu'il nous livre, c'est le détail, l'évolution de sa lutte contre des idées auxquelles il se heurte constamment comme aux barreaux d'une prison qui, sécrétée par lui-même, tient son moi dans la dépendance de ce même moi qui l'oblige, dans la confession que constituent ses notes à arracher l'un après l'autre les masques dont il se revêt, pour finir le visage écorché à l'image de son âme. D'abord le masque de l'amitié, puis celui de l'amour, celui de la jalousie, celui de la pitié, celui de la bravade, celui de la dignité, et bien d'autres encore qui l'amèneront, lui, l'homme amoureux de la vie (tout au moins il le prétend) à terminer sur ces mots : "Je ferai sauter en l'air votre terre maudite."
La pensée, démontant devant nous tous les pièges de la démence, débouche sur les problèmes grandioses de la raison et de la vitalité qui entraîne les bouleversements extrêmes. C'est que la vitalité apparente d'Andréiev rend mal compte d'un esprit à tout jamais marqué par les problèmes "maudits" : la mort, la solitude, le sens de la vie, le moi.
Avec le retournement des mots (le crime de ne pas commettre un crime), le virage vers la folie est déjà pris et le meurtre sera commis ouvertement avec la plus grande facilité. Mais à partir de ce moment, le sujet véritable, le rapport de Kerjentsev à la folie, occupera toute la scène. D'abord, il accumulera les arguments pour prouver qu'il n'est pas fou, mais dans chacun d'eux, il y aura une petite graine de contradiction. Tel est le talent d'Andréiev qu'au milieu de ce paroxysme de révoltes et de volte-face, par petites touches successives, il fait descendre à son personnage tous les degrés de l'aliénation, le livre à toutes les dénégations.
Ce qu'il y a d'admirable, dans le récit d'Andréiev, c'est la progression très subtile de chaque phrase vers l'évolution finale, un insensible passage de la pensée aux mots d'un homme qui, en fait n'a plus le choix, qui convoite sa propre perte, qui avancera en dents de scie, mais toujours vers le bas, et par un dernier éclat conclura :" Je m'entourerai de vos livres, je vous prendrai toute la moelle de cette science dont vous êtes si fiers, et je trouverai une matière explosive si violente que les hommes n'en ont jamais connu de pareille"
Ainsi, au nom d'une toute puissante pensée qui l'a détruit et qu'il veut détruire, il offrira l'image d'une révolte apocalyptique.
Lily Denis
traductrice de "la pensée" décembre 1988
Un témoignage envoutant
Un espace scénique qui me fait penser au SILENCE DES AGNEAUX, le récit
disséqué, et nous entrons dans un poème carcéral où la folie s'impose peu à peu à
nous sans que nous nous en rendions compte et sans pour cela que l'acteur utilise une
autre arme que sa voix, une voix posée, dure et douce à la fois, une voix qui finit par
nous attendrir tout à fait, comme si la folie la plus irrécupérable ne devait émaner
que d'un corps d'adulte renfermant à jamais une âme d'enfant.
Olivier Peigné dissèque le récit du Docteur Kerjentsev. Sa langue est un scalpel. La pensée est concise, aigüe. Pourtant, la parole est presque suave et par moments teintée dun humour subtil. Kerjentsev se raconte devant une assemblée dexperts imaginaires. Il va jusquà lacte insensé et irréversible de la mort, administrée avec tant de méthode que seul un fou puisse en être capable.
Philippe Le Meur a conçu un espace pictural dans lequel se fond le comédien, appartenant alors à un autre monde. Kerjentsev est enfermé dans un cube, le texte est ponctué de musiques donnant de plus en plus de densité au suspens à mesure que le récit avance, tandis que sont projetées des images symbolisant les méandres de son cerveau malade.
François Kergourlay
Metteur en scène
10, place Charles Dullin 75018 Paris