La Testimone
Exercices spirituels
Pour la vénitienne Caterina Sagna, en solo et en duo avec sa sur Carlotta, la danse est une peinture mobile détats de corps, une métaphore pratiquée dans le visible.
(...) Je me promène un moment dans la rue sans rencontrer personne. Juste, de temps en temps, quelqu'un qui me regarde d'une fenêtre, derrière les rideaux. J'entre dans un bar vide et j'attends au comptoir, mais comme personne ne vient, je me dirige vers la porte pour partir, mais alors je vois un juke-box et je m'en approche, je choisis une chanson et je mets une pièce, au bout de quelques secondes la musique commence, soudain quelqu'un m'attrape par derrière, j'essaie de me retourner mais il est plus fort que moi, si bien qu'à la fin je reste immobile tandis que la musique continue à jouer. Je lui demande qui il est mais il ne me répond pas. La musique du juke-box s'arrête et alors il me demande si je veux qu'il mette une autre chanson, je lui demande de me laisser m'en aller, mais il me demande à nouveau si je veux écouter une autre chanson, alors je lui dis que non. Il me dit qu'il ne lui reste qu'une pièce de monnaie et qu'il mettra la chanson que je veux. Je lui dis à nouveau que je préfère qu'il n'en mette aucune, que je préfère ne rien entendre, alors il me dit qu'il est impossible de ne rien entendre, il me met les deux mains sur les oreilles et me demande si j'entends quelque chose, je lui dis que j'entends sa voix, il appuie plus fort les mains contre mes oreilles et me demande à nouveau si j'entends encore quelque chose, je lui dis que oui, que j'entends sa voix, alors il me serre plus fort la tête entre les mains et me demande à nouveau si j'entends quelque chose, je lui dis que oui, que j'entends encore sa voix, il me serre la tête encore plus fort et alors je n'entends plus sa voix, je sens uniquement le sang qui bat contre mes tempes, alors je crie mais je n'entends pas ma voix non plus, seulement le sang qui bat encore plus fort contre mes tempes (...)
Lluïsa Cunillé, La Testimone
Traduction du catalan de Edmond Raillard
Dernière étape d'une trilogie, venant après Cassandra (oeuvre centrée sur le
rapport entre volonté et destin) et les Esercizi spirituali (qui concernent le rapport
entre volonté et foi),
La testimone traite des aspects de la vie contemporaine et étudie le rapport existant
entre la volonté individuelle et le monde extérieur. Considérant que la réalité
quotidienne est porteuse d'une vérité cachée, ma soeur Carlotta et moi nous avons
construit un personnage dont l'évolution se fait grâce à l'observation de la réalité.
La recherche de sa propre identité et l'analyse intérieure menée par le personnage
s'expriment à travers une nomination continuelle des choses qui constituent son univers.
La communication s'ouvre progressivement vers l'extérieur, au fur et à mesure que la
conscience de la réalité qui l'entoure se fait plus grande et que la nomination des
choses devient par conséquent plus organisée. À l'intérieur du spectacle sont
insérés des textes brefs écrits par Lluïsa Cunillé expressément pour La Testimone.
Chacun de ces textes dévoile un fragment de la réalité et se développe suivant l'un
des cinq sens, véhicules qui nous permettent d'entrer en contact avec l'extérieur. Dans
la position d'observateur des tentatives de communication du personnage principal, en plus
du public, il y a un deuxième personnage sur scène. Nous avons essayé de ne pas limiter
la fonction de ce témoin à un rôle précis : en tirant parti de notre ressemblance et
en insistant sur l'immobilité presque constante de ce personnage, nous avons laissé la
possibilité de penser qu'il s'agit d'une sorte de miroir renvoyant aussi bien à ce qui
se passe sur la scène qu'à la position d'observateur propre à chaque spectateur (...).
Caterina Sagna, Frankfurt 1999
Interview réalisée par SusannWinnacker
Exercices spirituels (d'après Ignazio de
Loyola)
Chorégraphie et interprétation Caterina Sagna
Musique originale Roberto Paci Dalo
En danse, la forme ultime de l'autoportrait est le solo ; et peu importe, au fond, que
cette "réduction d'échelle" soit souvent dictée par des contingences
économiques, le solo reste l'inaliénable feuille blanche du danseur-chorégraphe.
Voici deux ans, Caterina Sagna créait Cassandre, personnage mythique, oraculaire, dont
les prophéties sont condamnées à n'être pas entendues. Au plus sourd d'une présence,
Caterina Sagna y tisse le détachement et la transe, égrenant le rite d'une
détermination et d'une frénésie qu'aucune raison ne peut clore.
Aujourd'hui, Caterina Sagna fraie les Exercices spirituels d'Ignazio de Loyola, à travers
la lecture qu'en a donnée Roland Barthes et qu'elle transfère dans une problématique de
danse. Un exercice ascétique qui vise à suspendre le sentiment, guettant l'émotion dans
la raréfaction du mouvement. Loin de toute doctrine, Caterina Sagna s'intéresse au
côté méthodique des Exercices spirituels, à leur obstination répétitive, à ce qui
matérialise (et humanise) la divinisation de l'existence.
Avec Tobia Ercolino, peintre et scénographe, elle imagine un élément visuel (toile ou
tableau) qui autorisera des interférences physiques : arracher, lier, traverser, etc...
Esprit du tableau, chair de la danse. Ou peut-être bien, simultanément, l'inverse. Un
geste qui transgresse le visible pour restituer l'être
dans son perpétuel inaccomplissement.
Jean-Marc Adolphe
76, rue de la Roquette 75011 Paris