Le Christ est de nouveau parmi nous mais le Grand Inquisiteur, ultime pouvoir terrestre, ordonne de L’arrêter...
Au cours de la longue nuit de Son arrestation, le Grand Inquisiteur essaie de Lui faire comprendre que l’on n’a plus besoin de Lui ni de Son message d’amour et de liberté et que seule la soumission définitive devant le mystère, le miracle et l’autorité peut apporter le bonheur à l’homme et à l’humanité. Le Grand Inquisiteur a-t-il raison ? Va-t-il brûler le Christ le lendemain comme il l’avait promis ?
Le Grand Inquisiteur, conçu par Ivan Karamazov, fait partie du célèbre roman Les Frères Karamazov. Nombreux sont ceux qui pensent que ce fameux chapitre, qui pose toutes ces « maudites questions éternelles », constitue le sommet de l’art et de la pensée de Fedor Dostoïevski.
Le Théâtre de la Bastille accueille depuis près de vingt ans les pièces de Mladen Materic, metteur en scène serbe installé à Toulouse avec sa compagnie, le Théâtre Tattoo. Une fois n'est pas coutume, cet homme de théâtre adepte de pièces sans paroles - mais non sans histoires, adapte un texte et non des moindres : Le Grand Inquisiteur, tiré des Frères Karamazov de Dostoïevski (1880).
Dans ce chapitre, Ivan raconte à son frère comment le Christ, revenu en Espagne au XVIe siècle, "à l'époque la plus terrible de l'Inquisition", est fait prisonnier. Au cours de la longue nuit de Son arrestation, le Grand Inquisiteur voudrait Lui faire comprendre que l’on n’a plus besoin de Lui ni de Son message d’amour et de liberté et que seule la soumission définitive devant le mystère, le miracle et l’autorité peut apporter le bonheur à l’homme et à l’humanité… Mladen Materic adapte pour la scène ce texte dense et fait revenir le Christ aujourd'hui…
Vous avez pour habitude de travailler sans texte. Pourquoi ce changement ?
Ce n'est qu'à moitié un changement puisqu'un des personnages (celui de Jésus) ne parle pas du tout ! Plus sérieusement, pour moi, il s'agit toujours de la même chose : trouver le moyen par lequel un acteur / personnage essaie de réaliser une envie, un désir, par rapport à un autre. Cela peut passer par des mots, cela peut passer par des gestes.
Quand j'ai fait du théâtre sans parole c'était une évidence, comme d'ouvrir un robinet. D'ailleurs, la plupart du temps, les choix viennent de manière spontanée, on ne prend pas de grandes décisions, une forme s'impose dans le travail. Ensuite seulement, on trouve les raisons. Disons simplement que ce texte de Dostoïevski est pour moi fondamental et qu'il m'accompagne depuis trente ans. Je l'ai relu régulièrement, et régulièrement je me suis demandé comment le porter sur scène. Voici le moment venu de passer à la réalisation concrète : savoir où coller, clouer, bâtir…
Vous avez d'ailleurs commencé par l'adaptation puisque vous l'avez faite vous-même…
Dans le roman, le texte est écrit d'une manière particulière, interrompu par des conversations entre Ivan Karamazov et son frère Aliocha. Par ailleurs, c'est un texte très dense. Il fallait donc le transformer en un texte dramatique, trouver une manière de le couper en unités plus petites et surtout faire apparaître les étapes de l'action du Grand Inquisiteur.
Qu'est-ce qui vous intéresse particulièrement dans ce texte de Dostoïevski ?
C'est l'un des plus grands textes que je connaisse. Il pose les questions essentielles, celle du rapport entre le pouvoir (visible et invisible!), et les individus, celle de la contradiction entre la volonté de liberté et la tentation de son abdication. Certains y ont vu une critique du catholicisme du point de vue de la chrétienté orthodoxe. C'est extrêmement réducteur. Car Dostoïevski, comme toujours, entre vraiment profondément dans la nature humaine. C'est un texte très contemporain, malheureusement ! Nous vivons toujours les mêmes contradictions, les mêmes problèmes. On peut même le voir comme prophétique : en un sens la globalisation et la fin de l'Histoire (et des utopies) sont des concepts évoqués par le Grand Inquisiteur sous le terme de besoin d'unification…
"Le Grand Inquisiteur", c'est donc le "pouvoir ultime du moment", celui qui, comme il est dit dans le texte, assoit son existence sur trois principes, le mystère, le miracle (autrement dit la capacité à émerveiller) et l'autorité. Face à lui, Jésus incarne les principes de liberté, d'amour, de fraternité et de foi - puisque pour penser qu'on peut s'appuyer sur la liberté et l'amour pour construire une société, il faut une sorte de foi. Et la grande force de cette confrontation, c'est bien sûr que chacun a raison. Notre propre expérience et l'expérience historique disent bien que nous avons de grandes difficultés à vivre sans liberté, mais aussi qu'il est parfois très difficile de vivre avec. C'est ce qui rend la confrontation tragique…
Comment comptez-vous transposer ce texte sur scène ?
Je voudrais montrer que ce rapport, cette contradiction entre des forces différentes, entre liberté et autorité, existe aussi dans des unités plus petites que celle de la société. On peut la retrouver dans les rapports intimes, au sein de la famille, d'une équipe de travail, dans l'amitié, dans l'amour,… La pièce est donc avant tout la rencontre, la confrontation de deux êtres, incarnés par deux acteurs. Cette rencontre les change, il y a un avant et un après. Et même si l'un monologue tandis que l'autre ne parle pas, il y a événement, au sens où quelque chose se passe, même si, encore une fois, tout le monde a raison. Le baiser de Jésus au Grand Inquisiteur, à la fin, peut être le baiser de la mort comme celui de l'amour… Mais l'intérêt de la contradiction est aussi d'obliger à chercher et à trouver sa propre réponse. Car éviter de choisir ne mène à rien de bien !
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