Prostituée, artiste, révolutionnaire, Grisélidis Réal (1929-2005) est un ovni littéraire : la source d'une parole incarnée, qui, par la grâce de son écriture, transmute sa vie en une fiction. Ses écrits ouvrent un espace de liberté vertigineux : un havre unique, délié de la morale (ou plutôt attaché à sa propre morale, reconstruite à travers son expérience propre). Un havre où exister, travailler, aimer, dans sa singularité, sans devoir s'en excuser. Un espace où une dignité gagnée de haute lutte s'autorise à défier l'apitoiement bien-pensant.
Grisélidis Réal s'est créé par la littérature une place-forte, un lieu plein de luttes et de jouissances. Et c'est sous cette langue-là que palpite Le respect s'étendra devant nous comme un tapis de velours sur lequel nous marcherons pieds nus sans nous blesser : d'un zénith (le temps où les clients se bousculaient) à un crépuscule (l'époque de la maladie, du corps qui cède), Le respect... offre à la geste réalienne une chambre d'écho, où résonne encore son chant, rugueux, drôle, intelligent, tissé de douceur et de colère. Infiniment humain.
L'espace scénique s'inspired'une bulle mentale : acteurs et spectateurs prennent place dans une grande boîte. C'est une chambre à soi, une page à écrire. Un lieu intime, où les spectateurs très proches des comédiens, peuvent sevoir les uns les autres. Un espace dans lequel chaque spectateur perçoit son propre spectacle, en fonction de la place qu'il a choisi d'occuper.
Placés à côté des chaises éparses laissées aux spectateurs, deux espaces de jeu se concentrent sur des praticables : deux scènes surélevées, aux hauteurs inégales, rappelant des îlots. Les comédiens circulentsur ces plateformes,investissent aussil'espace qui les sépare.La parole prendplusieurs sources,parfois simultanées.
Dans cette intimité, où les spectateurs doivent accepter de ne pas tout entendre, les acteurs partagent avec le public une proximité où la parole de Grisélidis Réal, même murmurée, est paradoxalement écoutée dans sa plus grande fragilité.
Erwann Guennec compose la musique du spectacle : elle se situe entre une relecture bruitiste des Suites pour Violoncelle de Bach et une hybridation de chants d'oiseau et de passages de train ; elle rend en tout cas à Grisélidis sa fascination pour le vivant, et son mystère.
Accompagnées par des riffs d'une guitare électrique punk, les psalmodies du Carnet de Bal deviennent des chansons touchantes. La musique participe à faire résonner ce qui sous-tend le texte : la palpitation continue de la prose de Réal, son désir de vie, et de plaisirs.
Enfin, des films, projetés sur un grand écran blanc derrière les plateformes, achèvent de créer la lanterne magique. Immergeant les comédiens dans un flot de lumières, reprenant les paysages suisses et urbains de l'auteur (Les Pâquis,le quartier de Grisélidis Réal à Genève), la vidéo plonge les comédiens dans un songe éveillé, déformant, colorant, ralentissant des souvenirs – qui auraient pu être ceux de Réal –, les modelant en une matière à rêve.
Dans ce tissage de paroles, de musiques et d'images, c'est une opposition tendue qu'on donne à voir : le combat contre les résignations, dans le courant d'une vie, d'une prose et d'une pensée, le tout ensemble, jusqu'à la disparition.
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