Où se posent les oiseaux
Les chemins et les
rencontres (extrait)
Jouer "le square"
Le square est un espace poétique. Celui où s'abolit le tumulte de la ville. On l'entend encore vrombir, gronder comme une menace proche. Il nous tient désormais sous son ombre, dans sa lumière et la couleur unique de son agencement, à l'abri du monde, de son histoire, de ses avenues et ses nobles façades, de la violence de son chaos. Les jardins ont une histoire, les squares n'en ont pas. Ou alors elle est anodine, donc un rien secrète. Ils ont leur charme, leur grâce même, mais le prestige les ignore, les épargne. Ils ont leurs enfants, leurs oiseaux, leurs vieux habitués, "ceux que la société rejette", comme dit le poète, et j'ajouterai : rejette un temps ou définitivement.
"Le square" est ce temps qui file entre les doigts de cette main serrée de la société. Le temps d' une rencontre entre deux êtres voués à la solitude. Parce que lui ne peut plus changer, parce qu'elle ne sait pas comment changer. Choix ou nécessité de la solitude ? Le temps du square est ce moment délicat où l'anodin ouvre sur la liberté infinie du mot, de l'image et du sentiment. C'est une histoire d'amour ténue, fragile comme l'est le square, ce rappel fugitif de la nature dans la monstruosité sociale. Fugitif, comme ces êtres qui nous disent leurs fuites hors de leurs vies, hors d'eux-mêmes et leur immense espoir de se trouver. Lui a vécu cet espoir et il lui est devenu inaccessible désormais, elle porte un espoir si démesuré qu'elle en redoute et en repousse l'éclosion. L'espoir est un état du rêve, soit qu'il soit en promesse, soit qu'il est une illusion dépassée, mais c'est un état de rêve indispensable pour faire le balancier d'une vie qui trouve mal son sens.
Tout les oppose, l'âge, les goûts, les habitudes autant que les aspirations, et ils vont pourtant se reconnaître, au sens ancien et tragique de se reconnaître, lorsque l'autre devient partie intégrante et jamais intégrable de soi-même. Pour elle, cet homme pourrait bien être lui, et pour lui, elle, cette femme. Et rien ne dit qu'ils ne seront pas à la fin l'un pour l'autre.
Cette tension qui habite chaque pas de cette quête de l'autre et sa propre vie, ces pas sur le chemin de la reconnaissance, cette tension qui sourd d'autant plus fort qu'elle est dissimulée est l' amour qui lie l'ombre et la lumière qui jouent leur jeu entre les feuilles des arbres. Il ne s'avoue pas, il s'insinue partout, dans chaque recoin de la vie de l'autre que l'on conquiert, comme on aime que l'autre fasse la conquête de chaque recoin de la sienne. Amour contrarié car chaque conquête est éphémère et partielle. Amour sublime car toujours marqué du même sceau de l'indicible, de l'impossibilité ou de l'inaccessible comme dans "La musica" ou "La bête dans la jungle". "Le square" est une tragédie du désir - espoir et désir sont ici jumeaux - un amour impossible, toujours recommencé entre la lumière qui s'affirme et jaillit et l'ombre devenue plus dense.
La société peut ruiner vos idées, anéantir vos rêves, il reste des espaces, des temps miraculeux où la solitude s'abolit enfin et où naît la parole. Pour cela, il fallait que le monde fut préalablement tenu à distance, lui et toute sa communication archi-sophistiquée. et c'est ce miracle qu'accomplit "le square", sorte d'art poétique de l'existence moderne, sous la forme séculaire du dialogue, une communion de deux errances dans la vie, qui renvoie au stoïcisme avec en moins cette sagesse qui nous guérirait de toutes les vicissitudes et, à la place, ce constat proprement tragique que nous allons au bout de nos rencontres les plus heureuses vers une solitude plus grande encore. Peut-être alors est-ce quand même une sagesse, comme le note Yannis Ritsos dans "Répétitions" : "seule sagesse de l'homme : la solitude".
Luc Martin Meyer
été 99
Les chemins et les rencontres (extrait)
Il est sûr que le chemin et la quête et la rencontre sont de quelque façon au nombre des mystères d'Eros. Il est sûr que sur nos chemins en lacets nous ne sommes pas poussés vers l'avant par nos seuls actes, mais toujours attirés par quelques chose qui, semble-t-il, toujours nous attend quelque part et toujours reste voilé. Il y a comme un désir amoureux, une curiosité d'amour, dans notre progression, lors même que nous cherchons la solitude de la forêt ou la quiétude des hautes montagnes ou bien un rivage vide au long duquel la mer, comme une frange argentée, se défait dans un faible murmure. A chaque rencontre solitaire se mêle comme une grande douceur, ne fût que la rencontre d'un grand arbre isolé ou celle d'un animal de la forêt qui s'immobilise en silence et dont les yeux nous fixent dans l'obscurité. La rencontre, il me semble, et non l'étreinte, est la véritable et décisive pantomime érotique. A nul instant, comme lors de la rencontre, la sensualité n'est aussi baignée d'âme, l'âme aussi baignée de sensualité. Ici, l'élan vers l'autre est encore libre de désir, naïf mélange de confiance et de crainte. Ici réside ce qui est propre au chevreuil, à l'oiseau, à la sombre animalité, à l'angélisme pur, au divin. (...)
La rencontre promet davantage que ne peut tenir l'étreinte. Elle semble inscrite, si j'ose dire, dans un ordre supérieur des choses, celui-là même qui préside au mouvement des astres et à la fécondation des pensées. Mais pour une imagination très audacieuse, très naïve, en qui se mêlent indissolublement innocence et cynisme, la rencontre est déjà une étreinte anticipée. De tels regards, les bergers les attachaient à une déesse soudain dressée devant eux, et dans le regard de la déesse il y avait quelque chose qui faisait s'allumer le regard sombre du berger.
Hugo von Hofmannstahl
"Le square" est la rencontre de deux êtres, la mise en présence de deux vies, leur dévoilement. C'est l'entrelacement, l'échange et l'harmonie des choses de ces deux vies. C'est un art poétique qui, comme tout véritable art poétique, s'intéresse avant tout à la relation des choses, à leur mise en rapport. Certes elles sont réelles mais c'est leur heureuse rencontre, l'architecture savante et pourtant si limpide du dialogue qui leur donne leur vérité. S'occuper de réalisme ici, c'est réduire "le square" à une banale conversation sur un banc public. Ces notes rappellent les principaux éléments en jeu, afin que leur rapprochement et leur opposition nous aident à conserver le but de cet art poétique.
1) Lui n'a pas encore sa vie derrière lui, il choisit de fait dans le cours du dialogue de ne pas s'engager et donc d'avoir définitivement sa vie derrière lui. Elle pense n'avoir pas commencé sa vie, dans cette rencontre tout peut advenir.
2) Il est toujours en voyage. C'est un chemineau qui ne se trouve et ne se comprend que dans le voyage, c'est sa fuite et sa façon de s'accepter. Elle est bonne à tout faire, rivée à une famille, archiexploitée. Elle fuit dans le travail, l'accumulation des tâches qu'on lui assigne. Lui travaille très peu, le moins possible, elle n'arrête pas.
3) Il a vécu un grand amour; il a dû souffir atrocement et la solitude est un purgatoire somme toute vivable. Elle pense que l'amour va changer sa vie : ce n'est pas un rêve de midinette qui voudrait mari, voiture et maison de campagne, non, une simple rencontre lui suffit. Lui, il lui suffirait si... il voulait changer un tant soit peu pour lui donner, à elle, enfin, la force de tout changer.
4) Lui est l'ombre. L'impersonnalité d'une couleur sombre qui passe partout, n'accroche pas l'oeil, ne se fait jamais remarquer. L'oeil terne, la mine grise, gentil, d'une patience qui ne se rencontre jamais que chez les gens qui n'attendent plus rien. Il aime parler un peu quand elle aimerait vivre intensément, comme une flamme. Elle est la lumière, une lumière qui jaillit instantanément au début du dialogue. Qui ne va cesser de s'embraser comme le désir, pour trembler, défaillir, se consumer, faiblir puis renaître. Son activité est dévorante. N'a-t-il pas besoin de cette dévoration-là ? Elle ne demande pas beaucoup mais elle donne beaucoup. Lui ne veut plus rien, parce qu'il n'a rien à offrir sauf...la lâcheté peut-être, mais même cela elle est prête à le prendre.
5) Ils ont leurs langues, une façon gracieuse de parler. Ils ont le souci d'extraire du fond le plus reculé de leurs pensées et de leurs expériences ce qui les fait. Ils ont la grâce de s'exprimer des êtres pour qui parler reste le dernier plaisir, la seule richesse. Ils n'en abusent pas mais l'exercent pour s'atteindre au plus près chacun dans sa vérité la plus secrète. Si elle a sa langue et lui la sienne et en commun cette grâce de parler, ils ont aussi cet art que Duras leur prête d'être tout à fait simples, présents et quotidiens et aussi tout à fait poétiques jusqu'à décoller de la réalité. "Le square" est un art poétique qui lie la vie immédiate aux troubles secrets de l'âme. Non seulement ce sont des vies qui se dévoilent mais encore des êtres entiers qui se livrent l'un à la reconnaissance de l'autre.
6) "Le square" est encore le conflit entre la part cachée de l'homme, sa nature irréductible et poétique, et la grossièreté imbécile du monde. Nous sommes loin de la logique quotidienne. Tout ce qui paraît à première vue très banal est du ressort du merveilleux. Les lions dans leurs cages face à la mer sont-ils tous éclairés de la même manière par le soleil qui se couche dans une ville à mille kilomêtres d'ici est une question de la même importance que le goûter des enfants, les marchés qui deviennent rouges à l'époque des cerises, la femme de quatre-vingt douze kilos dont elle a la garde. Tous les faits réels de la vie dans "le square" ont une grande vérité, tout teintés qu'ils sont d'onirisme, de fantastique, de comique. Ils font irruption de manière surprenante comme dans toute association poétique et la magie du texte fait qu'ils n'en restent pas moins les faits et gestes de ces deux êtres.
7) Le rythme du dialogue suit deux modes. Celui vif, parfois empressé de toute conversation dont l'enjeu est d'une grande gravité : connaître l'autre au plus près. Fluide et plus abandonné quand l'un des deux laisse à l'autre le champ pour livrer une parcelle importante de sa vie. Enfin, entre ces deux rythmes, les fameux silences du théâtre de Duras qui n'ont peut-être d'équivalent que dans le théâtre de Tchékov, silences pleins et actifs où se noue une grande part du jeu souterrain et indicible du désir. Si le rythme juste n'est pas là, rien n'est là. Jouer "le square" c'est un peu dire un poème, le rythme ici est tout.
8) Nous recherchons quelque chose de simple, de naturel, d'évident dans le théâtre d'aujourd'hui. Quelque chose qui nous rapproche de l'art de la conversation mais qui ne sacrifie pas les moyens, les conditions propres de cet art poétique. C'est sur cette corde ténue qu'il faut marcher. Est-ce que nous sommes aujourd'hui encore des êtres poétiques ? En fait, je ne fais qu'énoncer là, le sujet du "square".
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