Le triomphe de l'amour

du 23 au 30 avril 2001

Le triomphe de l'amour

CLASSIQUE Terminé

Chez Marivaux, les personnages ne s’écoutent eux-mêmes. Ils parlent, répondent, échangent et la parole est toujours un acte de vérité, ou une tentative de vérité souvent cruelle, pour lever les voiles, démasquer la dérobade.

Le jeu du langage et du désir ou le choix du metteur en scène
Notes de travail
La scénographie : le jeu du sens et du hasard

“N’est-ce pas bon et grand que la langue ne possède qu’un mot pour tout ce que l’on peut comprendre sous ce mot... qu’il soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour l’organique, l’étreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition...”

« Un sens vacillant ? Eh bien qu’on laisse donc vaciller le sens du mot “Amour”. Ce vacillement, c’est la vie et l’humanité, et ce serait faire preuve d’un manque assez désespérant de malice que de s’en inquiéter. »

Thomas MANN

Le jeu du langage et du désir ou le choix du metteur en scène

Retrouver, avec Marivaux, le goût de la langue française…

Telle était mon inspiration.

« Marivaux n’écrit pas dans une langue donnée. Il écrit en plus dans la langue de tous les écrivains de cette langue : le français », écrit Philippe Sollers. Et c’est ce « en plus » qui m’a séduite et que j’ai voulu interroger dans notre travail. En effet, cette langue, quoique proférée sur la scène, est une langue écrite, très écrite et, tout autant, inscrite dans la chair des personnages, dans cette joute verbale où le désir s’articule en mots.

Tout se joue sur un mot.

« Une faute de langage est une faute d’amour », affirme encore Sollers. Les personnages vivent sous la puissance et la prévenance du langage. Tout l’art de l’auteur est de jouer avec, sur, dans les mots. Le langage devient l’allié, le partenaire prioritaire et privilégié du jeu.

La parole est la pierre de touche ; l’acteur doit chercher en lui la vérité du dire, du dire au plus près du désir. Marivaux offre cette expérience rare, me semble-t-il, de convoquer l’acteur à sortir du registre du pathos, du conflit, pour approcher un autre point de vue : celui de la langue elle-même, comme un acte rigoureux, délicat, parfois même éprouvant.

Est-ce-à-dire, que la scène, travaillée par la parole, conduirait à l’ennui ? De fait, il y a peu d’actions, peu de corps hors le masque et le dévoilement, peu d’événements hors la tension de la quête du désir. Non , rien de tout cela n’inspire l’ennui. Car rien n’est plus de l’ordre du plaisir que ce désir et ses stratagèmes tressés dans l’art du langage.

Rien n’est plus jouissif que de voir l’acteur, virtuose et engagé, s’engouffrer corps compris dans la langue. Il ne s’agit pas de sortir du monde, il s’agit au contraire d’y rentrer. Jamais les personnages ne s’écoutent eux-mêmes. Ils parlent, répondent, échangent, et la parole est un acte de vérité, ou une tentative de vérité, souvent cruelle, pour lever les voiles, démasquer la dérobade.

Et ce qui fascine le spectateur est d’éprouver ce qu’il sait sur lui même : il n’y a que l’épreuve des mots pour dire qui je suis.

Notes de travail

Le Triomphe de l’Amour est une fable féérique. Au cœur d’un jardin écrin où rien ne se passe, où la raison se fait esthète et protection, surgit l’Amour, ce faiseur de troubles, idole du XVIIIème siècle, en réaction contre le classicisme du siècle passé. Aujourd’hui, voici encore l’Amour, triomphe du sujet désirant, à l’encontre du discours compassé des froids penseurs.

L’Amour surgit en Phocion, héros de la pièce, femme déguisée en homme, désir masqué pour mieux surprendre l’ordre et la défense du quant-à-soi, pour mieux ravir le bel Agis, dans le désordre provoqué par son irruption. Avec l’arrivée quasi clandestine de Phocion, éclôt l’Amour qui bientôt bouscule et étourdit chacun des personnages.

L’objet d’amour de Phocion est le bel Agis, l’objet de sa quête enfermé à double-tour, qui se révèlera être non seulement le prince charmant à capturer mais aussi le prince à restituer sur son trône légitime.

Cependant, entre le désir de Phocion et son prince à délivrer, d’aimables geôliers (que ne feraient-ils pas pour préserver leur protégé du danger extérieur ?) épris de beauté limpide et raisonnable, à l’abri des tourments du cœur, veillent : Hermocrate et Léontine. Ce couple étrange, le frère et la sœur, au parfum discrètement incestueux, a en quelque sorte adopté Agis, ce « fils » qui leur est tombé dans les bras après de sombres événements passés, une tragédie familiale qui a pris les couleurs d’une aubaine : cette adoption les dispense d’affronter l’Amour, l’union, et ses souffrances.

Aux yeux du monde, ils sont admirables, aux yeux de Phocion, ils sont abominables. Pour l’héroïne, ils constituent les opposants à vaincre, et pour les vaincre elle va choisir de les convaincre, par le verbe, par le verbe incarné du désir, en les prenant au piège de ce qu’ils redoutent le plus : l’Amour.

C’est la guerre de l’Amour, novateur, subversif, contre la violence de la vengeance, du ressentiment, de la méfiance. C’est l’incursion de l’autre qui fracasse, à force de stratagèmes, leur rejet de tout autre.Bien sûr, Hermocrate et Léontine paieront très cher cette nouvelle paix, cette dévastation de leur rancœur. Au prix même d’une plus grande rancœur possible. Mais le désir est passé par là, il laisse les traces et les marques de l’amour, c’est-à-dire le manque

Phocion, telle une déesse, vient ici transformer le « rien » initial, par une action. Elle met le feu aux poudres, tire les protagonistes de leur linceul narcissique, et une étincelle rappellera à tous qu’ils sont vivants.

Peut-être cette apparition incarnée de l’Amour fera-t-elle prendre conscience au « couple stérile » que l’homme doit vivre parmi les siens et affronter ses passions, quoi qu’il en coûte. Peut être percevront-ils queleur retraite, comme un doux leurre, est en réalité refusée aux hommes et que seule la mort pourra leur procurer le repos auquel ils prétendaient.

L’espace vide est neuf.

Agnès Renaut et Chantal Trichet

La scénographie : le jeu du sens et du hasard

Lorsque nous embarquons le spectateur dans le monde épique du théâtre avec, disons, une table de réunion en guise de lit matrimonial, nos santiags abîmés en botte de jeune premier, nous faisons la même chose que ces enfants qui transforment un banal carton d’emballage en un jouet extraordinaire.

Il s’agit, toutefois, d’une esthétique maîtrisée : un œil averti y verrait des procédés. En vieux routards du travail dans la « pauvreté », nous avons appris à trouver des images avec un petit rien, à détourner l’objet, à ruser avec le manque.

Et si « magie » est bien l’anagramme de « image », si l’objet est bien matière à création, et son détournement une proposition ouverte, alors l’exercice est riche d’enseignement.

En ce qui concerne Le Triomphe de l’Amour, l’esthétique s’est élaborée à partir de rien et au fur et à mesure de nos découvertes.

Ainsi, nous ne voulions pas de costumes d’époque, ni d’ailleurs préciser laquelle. De cela, nous étions sûrs ! La démarche était de réduire au plus près le dépaysement.

Le jardin stoïcien d’Hermocrate posa un problème : comment donner l’image d’une épure, d’un paradis protégé, d’une magnifiscence hermétique ?

La scène du théâtre Berthelot, là où la première fois nous avons montré notre travail, fut un « choc ». Le décor, trop naturaliste à mon goût, ne « fonctionnait » pas. Tout était à refaire.

Je voulais un petit espace, une proximité qui pouvait aller jusqu’à l’impudeur.

Je repensais à cette exigence de Marivaux : refuser l’espace tragique, trop lourd !

J’ai eu l’idée d’inverser le dispositif scénique. La couleur verte des fauteuils du théâtre me semblaient parfaitement représenter ce jardin que je cherchais…

Le public serait donc installé sur scène, le carré de jeu, d’échange, serait respecté. Ce nouveau dispositif eu le mérite d’éclaircir beaucoup de choses, la relation au public, l’écoute de la fable, l’insolence du propos, et un domaine, ces quelque deux cents gradins verts, parfaitement rangés, où les comédiens évoluaient par touches discrètes, d’un surprenant pouvoir de suggestion, par rapport à la pièce, et de beauté !

Mais ce luxe ne devait pas durer : nouveau lieu, nouvelle contrainte !

Il me fallait retourner le dispositif. j’ai songé alors à une forme géométrique,avec des lignes, des rangées de fleurs, des roses où l’amour pouvait s’épancher, où le carré de jeu serait respecté, comme une enclave. Tout devait rester léger, tel était notre style, le désordre se devait d’être cruel ,sans aucun doute, mais aussi nous tenions à cette gaieté sereine, sans concession, du triomphe de l’amour.

En conclusion, il n’y avait donc pas de hasard, l’évidence s’exprimant après coup. Tout cela était finalement déterminé.

Ainsi se concevaient nos scénographies.

Ce Marivaux-là peut se jouer partout…à l’envers et à l’endroit.

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