Le
jeu du langage et du désir ou le choix du metteur en scène
Notes de travail
La scénographie : le jeu du
sens et du hasard
Nest-ce pas bon et grand que la langue ne possède quun mot pour tout ce que lon peut comprendre sous ce mot... quil soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour lorganique, létreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition...
« Un sens vacillant ? Eh bien quon laisse donc vaciller le sens du mot Amour. Ce vacillement, cest la vie et lhumanité, et ce serait faire preuve dun manque assez désespérant de malice que de sen inquiéter. »
Thomas MANN
Le jeu du langage et du désir ou le choix du metteur en scène
Retrouver, avec Marivaux, le goût de la langue française
Telle était mon inspiration.
« Marivaux nécrit pas dans une langue donnée. Il écrit en plus dans la langue de tous les écrivains de cette langue : le français », écrit Philippe Sollers. Et cest ce « en plus » qui ma séduite et que jai voulu interroger dans notre travail. En effet, cette langue, quoique proférée sur la scène, est une langue écrite, très écrite et, tout autant, inscrite dans la chair des personnages, dans cette joute verbale où le désir sarticule en mots.
Tout se joue sur un mot.
« Une faute de langage est une faute damour », affirme encore Sollers. Les personnages vivent sous la puissance et la prévenance du langage. Tout lart de lauteur est de jouer avec, sur, dans les mots. Le langage devient lallié, le partenaire prioritaire et privilégié du jeu.
La parole est la pierre de touche ; lacteur doit chercher en lui la vérité du dire, du dire au plus près du désir. Marivaux offre cette expérience rare, me semble-t-il, de convoquer lacteur à sortir du registre du pathos, du conflit, pour approcher un autre point de vue : celui de la langue elle-même, comme un acte rigoureux, délicat, parfois même éprouvant.
Est-ce-à-dire, que la scène, travaillée par la parole, conduirait à lennui ? De fait, il y a peu dactions, peu de corps hors le masque et le dévoilement, peu dévénements hors la tension de la quête du désir. Non , rien de tout cela ninspire lennui. Car rien nest plus de lordre du plaisir que ce désir et ses stratagèmes tressés dans lart du langage.
Rien nest plus jouissif que de voir lacteur, virtuose et engagé, sengouffrer corps compris dans la langue. Il ne sagit pas de sortir du monde, il sagit au contraire dy rentrer. Jamais les personnages ne sécoutent eux-mêmes. Ils parlent, répondent, échangent, et la parole est un acte de vérité, ou une tentative de vérité, souvent cruelle, pour lever les voiles, démasquer la dérobade.
Et ce qui fascine le spectateur est déprouver ce quil sait sur lui même : il ny a que lépreuve des mots pour dire qui je suis.
Le Triomphe de lAmour est une fable féérique. Au cur dun jardin écrin où rien ne se passe, où la raison se fait esthète et protection, surgit lAmour, ce faiseur de troubles, idole du XVIIIème siècle, en réaction contre le classicisme du siècle passé. Aujourdhui, voici encore lAmour, triomphe du sujet désirant, à lencontre du discours compassé des froids penseurs.
LAmour surgit en Phocion, héros de la pièce, femme déguisée en homme, désir masqué pour mieux surprendre lordre et la défense du quant-à-soi, pour mieux ravir le bel Agis, dans le désordre provoqué par son irruption. Avec larrivée quasi clandestine de Phocion, éclôt lAmour qui bientôt bouscule et étourdit chacun des personnages.
Lobjet damour de Phocion est le bel Agis, lobjet de sa quête enfermé à double-tour, qui se révèlera être non seulement le prince charmant à capturer mais aussi le prince à restituer sur son trône légitime.
Cependant, entre le désir de Phocion et son prince à délivrer, daimables geôliers (que ne feraient-ils pas pour préserver leur protégé du danger extérieur ?) épris de beauté limpide et raisonnable, à labri des tourments du cur, veillent : Hermocrate et Léontine. Ce couple étrange, le frère et la sur, au parfum discrètement incestueux, a en quelque sorte adopté Agis, ce « fils » qui leur est tombé dans les bras après de sombres événements passés, une tragédie familiale qui a pris les couleurs dune aubaine : cette adoption les dispense daffronter lAmour, lunion, et ses souffrances.
Aux yeux du monde, ils sont admirables, aux yeux de Phocion, ils sont abominables. Pour lhéroïne, ils constituent les opposants à vaincre, et pour les vaincre elle va choisir de les convaincre, par le verbe, par le verbe incarné du désir, en les prenant au piège de ce quils redoutent le plus : lAmour.
Cest la guerre de lAmour, novateur, subversif, contre la violence de la vengeance, du ressentiment, de la méfiance. Cest lincursion de lautre qui fracasse, à force de stratagèmes, leur rejet de tout autre.Bien sûr, Hermocrate et Léontine paieront très cher cette nouvelle paix, cette dévastation de leur rancur. Au prix même dune plus grande rancur possible. Mais le désir est passé par là, il laisse les traces et les marques de lamour, cest-à-dire le manque
Phocion, telle une déesse, vient ici transformer le « rien » initial, par une action. Elle met le feu aux poudres, tire les protagonistes de leur linceul narcissique, et une étincelle rappellera à tous quils sont vivants.
Peut-être cette apparition incarnée de lAmour fera-t-elle prendre conscience au « couple stérile » que lhomme doit vivre parmi les siens et affronter ses passions, quoi quil en coûte. Peut être percevront-ils queleur retraite, comme un doux leurre, est en réalité refusée aux hommes et que seule la mort pourra leur procurer le repos auquel ils prétendaient.
Lespace vide est neuf.
Agnès Renaut et Chantal Trichet
La scénographie : le jeu du sens et du hasard
Lorsque nous embarquons le spectateur dans le monde épique du théâtre avec, disons, une table de réunion en guise de lit matrimonial, nos santiags abîmés en botte de jeune premier, nous faisons la même chose que ces enfants qui transforment un banal carton demballage en un jouet extraordinaire.
Il sagit, toutefois, dune esthétique maîtrisée : un il averti y verrait des procédés. En vieux routards du travail dans la « pauvreté », nous avons appris à trouver des images avec un petit rien, à détourner lobjet, à ruser avec le manque.
Et si « magie » est bien lanagramme de « image », si lobjet est bien matière à création, et son détournement une proposition ouverte, alors lexercice est riche denseignement.
En ce qui concerne Le Triomphe de lAmour, lesthétique sest élaborée à partir de rien et au fur et à mesure de nos découvertes.
Ainsi, nous ne voulions pas de costumes dépoque, ni dailleurs préciser laquelle. De cela, nous étions sûrs ! La démarche était de réduire au plus près le dépaysement.
Le jardin stoïcien dHermocrate posa un problème : comment donner limage dune épure, dun paradis protégé, dune magnifiscence hermétique ?
La scène du théâtre Berthelot, là où la première fois nous avons montré notre travail, fut un « choc ». Le décor, trop naturaliste à mon goût, ne « fonctionnait » pas. Tout était à refaire.
Je voulais un petit espace, une proximité qui pouvait aller jusquà limpudeur.
Je repensais à cette exigence de Marivaux : refuser lespace tragique, trop lourd !
Jai eu lidée dinverser le dispositif scénique. La couleur verte des fauteuils du théâtre me semblaient parfaitement représenter ce jardin que je cherchais
Le public serait donc installé sur scène, le carré de jeu, déchange, serait respecté. Ce nouveau dispositif eu le mérite déclaircir beaucoup de choses, la relation au public, lécoute de la fable, linsolence du propos, et un domaine, ces quelque deux cents gradins verts, parfaitement rangés, où les comédiens évoluaient par touches discrètes, dun surprenant pouvoir de suggestion, par rapport à la pièce, et de beauté !
Mais ce luxe ne devait pas durer : nouveau lieu, nouvelle contrainte !
Il me fallait retourner le dispositif. jai songé alors à une forme géométrique,avec des lignes, des rangées de fleurs, des roses où lamour pouvait sépancher, où le carré de jeu serait respecté, comme une enclave. Tout devait rester léger, tel était notre style, le désordre se devait dêtre cruel ,sans aucun doute, mais aussi nous tenions à cette gaieté sereine, sans concession, du triomphe de lamour.
En conclusion, il ny avait donc pas de hasard, lévidence sexprimant après coup. Tout cela était finalement déterminé.
Ainsi se concevaient nos scénographies.
Ce Marivaux-là peut se jouer partout à lenvers et à lendroit.
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris