Visite guidée
Saisir quelque chose de la violence du monde
La scénographie
Pas la moindre voiture incendiée à l’horizon. Pas une seule cabine téléphonique saccagée. Des murs désespérément vierges de tag… Rien de croustillant à se mettre sous la dent. Rien, sinon quelques blocs ternes en béton.
Quelle déception, pensent les passagers du tour-opérateur Real Voyages à qui l’on a offert de visiter plusieurs banlieues de grandes villes d’Europe, histoire d’approcher d’un peu plus près la misère et de voir comment c’est « là-bas » – c’est-à-dire de l’autre côté du périphérique et même un peu plus loin. Mais qu’on se rassure, de Paris à Berlin en passant par Bruxelles et Milan, les passagers de ce bus un peu spécial en auront pour leur argent. Ne serait-ce qu’avec les visites guidées chez l’habitant prévues au programme.
En adaptant pour le théâtre le roman de Lydie Salvayre, Les Belles Âmes, Laurence Février ne s’est pas trompée. Il faut dire qu’elle abordait le terrain en connaisseuse. Elle-même a, en effet, pas mal bourlingué dans les quartiers et même dans de petites villes de campagne. À chaque fois, Laurence Février a rencontré les habitants des lieux qu’elle arpentait. Elle a écouté leurs histoires, que plus tard elle a donné à entendre dans des spectacles d’une grande qualité.
Cependant cette fois, l’affaire est un peu différente. D’abord, le texte de Lydie Salvayre est une fiction. Et ce voyage organisé consistant à rencontrer la misère de près - mieux qu’à la télévision ! - relève du voyeurisme le plus obscène, ce qui est évidemment à l’opposé de la démarche de Laurence Février dans ses précédents spectacles, lesquels appartenaient plutôt à la catégorie du théâtre documentaire.
Mais c’est justement tout l’intérêt de cette nouvelle mise en scène où la question est abordée sous un angle volontairement ironique. Ainsi, les points de vue se croisent, d’autant qu’à bord du bus sont réunies quelques «belles âmes» : un écrivain en mal d’inspiration, une journaliste d’un magazine glamour, un couple de bourgeois idéalistes… Et le plus amusant, c’est que ce beau monde va devoir cohabiter à l’intérieur même du bus avec deux « échantillons représentatifs » en la personne d’un gaillard des quartiers, grande gueule notoire, chargé de mettre de l’ambiance et d’une jeune fille, plus ou moins sa copine, un cœur pur désarmé face aux aléas de la vie. L’ensemble s’avérant un cocktail des plus explosifs.
Hugues Le Tanneur
Texte publié aux Éditions du Seuil, 2000.
Les Belles Âmes, une bande de touristes partis observer les pauvres… Lydie Salvayre, par cette fable à humour ravageur, choisit de traiter d’un phénomène essentiel : le clivage entre les riches et les pauvres, et la misère comme spectacle. Elle veut « saisir quelque chose de la violence du monde », et ce qui frappe, dans cette dénonciation de la violence, c’est qu’elle le fait sans apitoiement, avec un humour corrosif, un humour déflagrateur qui est constitutif de son écriture.
Une douzaine de touristes partent donc à l’aventure, grâce à Real Voyage, un tour operator qui traverse l’Europe, à la découverte des plus pauvres et des plus démunis. Le voyage commence par une première halte dans la banlieue parisienne, puis c’est la Belgique, l’Allemagne pour finir par l’horreur absolue : un squat de toxicomanes à Milan. La misère, le paysage que voient ces nantis à travers les vitres du bus, et la rencontre avec les plus déshérités, c’est la garantie d’émotions fortes, sans doute plus violentes que la chasse des animaux en Afrique, et c’est aussi la garantie de sentiments compassionnels qui valorisent ceux qui les éprouvent.
Mais l’agence de voyage a été prévoyante, elle n’a pas laissé ces nantis enfermés seuls dans leur autobus, elle les fait accompagner de l’intérieur par un échantillon représentatif de ces banlieues et de ces quartiers déshérités, elle a engagé Jason « prononcez Deajon », l’agent d’ambiance, qui pourra être un interprète et un intermédiaire efficace avec les populations locales et nos touristes. La copine de Jason, Olympe, qu’il martyrise à plaisir, un coeur pur désarmé, à qui Lydie Salvayre voue une tendresse particulière, est embarquée par le groupe.
Mais tous les magnifiques élans compassionnels de nos touristes se fissurent assez vite et ne résistent pas au choc du réel : « il faut un certain entraînement pour se faire à la misère, il faut savoir la prendre, comme on le dit d’une femme grincheuse, l’aromatiser, la rendre savoureuse… ». Passé l’enthousiasme des premières rencontres qui donnent « au coeur et à l’esprit son content d’émotions », les touristes se lassent, s’exaspèrent même, sont à bout, et n’ont plus qu’un seul désir : qu’un cataclysme se produise, qui leur permette d’interrompre ce voyage, et de retrouver leurs vies confortables et leurs habitudes.
Porter à la scène Les Belles Âmes, c’est rendre compte de la fable imaginée par Lydie Salvayre, mais c’est aussi donner à entendre son écriture. Grande admiratrice de Blaise Pascal et de Jean Racine, elle veut rendre à la « langue son âpreté », son style est un mélange de langue précieuse et de langue populaire.
Il ne s’agit pas de faire une adaptation des Belles Âmes, avec des dialogues réécrits pour des comédiens qui incarneraient chaque personnage, mais de travailler à une mise en voix du roman en suivant la ligne rouge de l’auteur.
Sur le plateau : une narratrice, elle incarne l’écrivain qui parle à la première personne, et qui, comme le récitant de la tragédie grecque, témoigne des passions humaines, et un danseur-chorégraphe, acrobate-aérien, l’homme du mouvement qui manipule tout un peuple de créatures, sculptures de terre cuite : les personnages nés de l’imagination de leur créatrice.
La musique : l’invitation au road-movie, l’évocation du voyage, la respiration à l’intérieur du récit.
Les Belles Âmes, c’est une fiction au vitriol qui parle de notre bonne conscience dans un miroir déformant. C’est la subversion de Lydie Salvayre, qui évoque avec empathie les couches les plus déshéritées de la population, sans fadeur, comme un moraliste à l’humour féroce. Cet humour singulier, unique, c’est une déflagration qui éclate à chaque instant, qui nous bouscule, un humour d’autant plus vigoureux et désarmant qu’il jaillit d’une observation au scalpel de l’âme humaine.
Laurence Février, Notes de mise en scène
Au lointain, une fresque peinte, paysage urbain en fuite, symbolique de l’univers anonyme des banlieues bétonnées, sans signe particulier qui dépeint une réalité globale, non descriptive, en séquences répétitives pour créer l’illusion du mouvement où vient buter le regard des spectateurs. Un panneau peint mobile s’échappe de cette fresque et évolue sur le plateau recouvert d’un tapis de danse. À la frontière de l’espace de jeu : des chariots de petits humains, sculptures de terre cuite, héros colorés, sont en attente…. Ils vont peupler petit à petit au fil des mots du récit, le plateau. Dans cette unique peinture scénique, (skenographia, étymologie de scénographie) se déroule le voyage humain des « Belles âmes » qui nous fait passer de la cité des sables au nord de Paris en passant par Bruxelles et ses dorures, les squats de Berlin, de Milan pour atterrir sur une aire d’autoroute quelque part…
Brigitte Dujardin
L’atelier Marie Laurencin
Les petits humains de terre cuites qui vont envahir le plateau à côté des comédiens, sont
les oeuvres de quatre artistes de l’atelier Marie-Laurencin : Cam’s, Marc Buisson, Jackie
Dordoni, Jean Paul Mercier, en collaboration avec l’équipe de soin et la plasticienne
Sabrina Gruss.
Sous la responsabilité du Docteur René Pandelon, psychiatre, psychanalyste, l’atelier de peinture-sculpture Marie Laurencin est un atelier de création artistique à visée thérapeutique, aux cotés de six autres ateliers de création. Il a pour objectif d’offrir un lieu de création permettant « d’autrement dire » par la peinture et la sculpture. Il est co-animé par une équipe pluridisciplinaire, où soignants et artistes s’associent pour favoriser la mise en oeuvre d’un processus créatif. En 2006, 215 personnes ont participé à cette aventure de création exceptionnelle.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris