Création théâtre/vidéo performance.
Le Ta'ziyè ou la tragédie de Kerbala rejouée
La réalité religieuse de l'Iran
Le Ta'ziyè, mille et une façons de rejouer la tragédie de Kerbala
Après avoir marché pendant quelques minutes dans des ruelles tellement étroites que les voitures ne peuvent y passer, entre des maisons de pisé assez délabrées, on arrive soudain à la porte du « tekié », orné d'une grande tapisserie brodée - et l'on pénètre brusquement dans un autre monde : la scène qui se joue dans ce petit village iranien, en ce début du mois de Mouharam, évoque irrésistiblement une miniature persane de la dynastie des Qadjars (XIXe siècle).
Une salle d'opéra dont la scène se trouve au centre. Avec ses tribunes et ses loges décorées de tapisseries et d'inscriptions, d'innombrables oriflammes verts et rouges et d'étendards baroques - d'où surgissent de longues lamelles en métal et des mains pointées vers le ciel -, le « tekié » évoque un théâtre, ou une salle d'opéra : mais la scène se trouve au centre et, tout autour de la scène, court un espace circulaire - plus ou moins vaste selon les « tékiés » - où se déplacent les acteurs ainsi que… des chevaux, moutons et autres animaux requis pour les besoins de la mise en scène !
La foule, toute vêtue de noir en ce mois de deuil, est immense : séparés les uns des autres, hommes et femmes se pressent dans les tribunes, mais aussi sur le toit, par terre et autour de la scène. L'atmosphère est visiblement tragique - de nombreux spectateurs pleurent, sanglotent même - mais en même temps très décontractée : les gens parlent entre eux, on distribue du thé et des boissons rafraîchissantes. Les enfants circulent, vont, viennent, sortent.
La bataille de Kerbala rejouée pour la millième fois
Théâtre ? Opéra ? Cirque ? On ne sait, les acteurs déclamant parfois leur rôle dans des postures très mélodramatiques, et se mettant soudain à chanter des arias d'une qualité remarquable, accompagnés par un « orchestre » de trompettes, tambours et flûtes. Brusquement, ces personnages casqués, vêtus de cottes de mailles et portant épées et boucliers, se livrent à d'étonnants combats singuliers. En fait, nous sommes projetés en plein Moyen-Âge ; nous assistons à la bataille de Kerbala, à l'aube de l'Islam : chaque année, dans des centaines de villages iraniens, et avec peut-être un peu moins de ferveur dans les grandes villes, des troupes d'acteurs, professionnels ou amateurs, rejouent les événements de ces journées décisives du mois de Mouharam (premier mois du calendrier musulman lunaire) de l'an 680 qui virent la défaite de Hussein, fils d'Ali et petit-fils du prophète Mahomet. Si on peut résumer en un seul mot l'origine du schisme qui, treize siècles plus tard, continue de déchirer l'Islam, c'est bien là, à Kerbala, que s'est noué le drame qui a donné naissance au Chiisme, culminant avec la mort tragique de Hussein, le dixième jour (Achoura, en arabe) du mois de Mouharam.
Comme les Passions sur les parvis des cathédrales
Comme les chrétiens ont joué pendant des siècles, jusqu'à la fin du Moyen-Âge, des spectacles représentant la Passion du Christ, sur les parvis des cathédrales, les Chiites iraniens jouent aujourd'hui encore la Passion de Hussein, un spectacle rituel dramatique unique dans le monde de l'Islam. Véritable leçon d'histoire vivante, le Ta'ziyè est, avec toutes les cérémonies qui l'entourent pendant ce mois de Mouharam, une occasion unique d'observer et d'analyser les ressorts fondamentaux de la psychologie des Iraniens - et avant tout, leur aspiration au martyre - mais aussi leurs superstitions les plus superficielles.
La lutte des opprimés
Comment mieux racheter ses souffrances - et ses fautes - sinon en participant à la représentation des souffrances de l'imam Hussein à Kerbala ? Pour les Chiites, la tragédie de Kerbala ne se résume pas à une banale lutte pour le pouvoir, à la querelle qui oppose Hussein, le fils d'Ali, à Yazid, le fils de Moawiya, pour la succession au califat en l'an 61 de l'hégire (680 après J-C).
Ce qui est en jeu à Kerbala, c'est le bien et le mal, l'histoire éternelle de la lutte des opprimés contre leurs oppresseurs, le droit à la révolte contre l'injustice et la souffrance. Quel paysan iranien, quel ouvrier ou petit boutiquier de Téhéran ne serait pas sensible à ces thèmes aujourd'hui, se débattant désespérément dans une crise économique aiguë, apparemment sans issue ; hier, frappé par une guerre qui a fait des centaines de milliers de victimes ; avant-hier, opprimé par un régime dictatorial qui, sous couvert de modernisation, négligeait totalement le petit peuple... avant, toujours... écrasé par des chefs féodaux et des seigneurs de la guerre...
Chris Kutschera, 30 ans de reportage, VSD, N° 924, 11 mai 1995
The Middle East magazine, June 1995
En juin 2003, à Rome, le cinéaste Abbas Kiarostami met en scène son Ta'ziyè, prenant à bras le corps la réalité religieuse de l'Iran.
Bruissements cultivés et beaux atours sous les nuages sombres qui grondent, il y a foule des grands jours au pied du gazoduc, dans cet entrelacs de terrains vagues et d'entrepôts désaffectés en passe de devenir le nouveau quartier branché de Rome. […]
Le spectacle présenté dans l'arène en plein air devant le Teatro India est exemplairement une oeuvre d'Abbas Kiarostami. Elle procède de la mise en relation de trois éléments, étrangers les uns aux autres, selon une logique à la fois évidente et troublante, qui met en question l'emploi du mot « spectacle ». Il serait plus juste de parler d'installation.
Le premier élément est l'exécution, pour l'essentiel conforme aux usages, d'une des versions canoniques du Ta'ziyè, qui compte en Iran un bon millier de versions dont dix textes de référence. Celui choisi par Kiarostami, Le Jour d'Achoura, met en scène, de manière mélodramatique mais complexe, les éléments de la mythologie chiite, avec des sautes de ton, une grande liberté de construction et une stylisation revendiquée, soulignée par l'emploi des micros, l'orchestre installé sur une balustrade, les codes de couleur, etc.
Le deuxième élément figure sur les six grands écrans disposés en hexagone autour des gradins, et qui rendent visibles au public, en même temps que le spectacle joué par une troupe choisie par le metteur en scène dans plusieurs régions d'Iran, les films qu'il y a tournés. Durant des mois, Kiarostami a parcouru son pays, filmant les foules immenses de spectateurs des Ta'ziyè, qui connaissent le récit par cœur, parfois ne regardent pas mais s'abîment dans la douleur de la mort de l'imam et de leurs propres souffrances. (...)
Le troisième élément est évidemment le public occidental (il pourrait être français ou américain), confronté à cette représentation, public qui a découvert l'existence de la ville de Kerbala lorsque les GI y sont arrivés il y a quelques semaines, et qui est simultanément mis en présence d'un grand récit mythique, selon une forme extrêmement codée, et d'une émotion extraordinaire, incompréhensible elle aussi. (...)
Loin de toute mondanité comme de toute religiosité, le Ta'ziyè conçu par Kiarostami avec une poignée de comédiens vêtus d'affûtiaux de patronage, des documents bruts filmés en DV et une arène de fortune dans un faubourg de Rome prend un sens et une force inattendus. Cette fausse œuvre de la world-culture devient une interrogation fulgurante sur les proximités réelles à l'œuvre sur cette terre rétrécie par la technologie et l'économie, et pourtant creusée d'abîmes insondables.
Jean-Michel Frodon, Le Monde, 22 juin 2003
"En mai 2004, pour Bruxelles, Kiarostami refilme les Ta'ziyè traditionnels d'Iran pour le théâtre d'une nouvelle installation visuelle, Looking at Ta'ziyè (The Spectators) dont les spectateurs iraniens sont les seuls acteurs.
Abbas Kiarostami installe ses écrans. Le cinéaste a laissé derrière lui sa mise en scène romaine et a passé le plus clair de son temps, en février, mars et avril 2004, à refilmer en Iran les Ta'ziyè traditionnels et populaires. De cette cérémonie de deuil, il restitue les sons in situ - galopades, effluves et chants… Par l'image, le public rentre alors directement en connection avec le théâtre d'émotions que suscite le drame iranien sur les visages des villageois qui le revivent, épure. Dans cette nouvelle installation, il n'est plus de théâtre que celui, intime et cathartique, d'un public vivant le jeu de la Passion d'Hussein comme un déploiement de ses propres passions, au « je ». "
76, rue de la Roquette 75011 Paris