Présentation
Un modèle de satire moderne
L' expressionnisme chez
Carl Sternheim
Rire tout en ayant peur
Une comédie chantée.
Quatre bourgeois d’une petite ville formaient un merveilleux quatuor de lied. Or, l’un d’eux meurt. Les trois bourgeois en cherchent un quatrième car le concours devant le Prince approche et il est indispensable de remporter le premier prix : une couronne en or. Notre trio décide alors de faire appel au jeune Schippel -sale petit rouquin- dont la voix est admirable. Mais Schippel est un prolétaire, c’est-à-dire un voyou, sans manières ni éducation, et qui plus est un bâtard ! Mais il n’y en a pas d’autre et il chante si bien ! Il fera donc l’affaire. Haineux, débordé de convoitise, Schippel leur donnera du fil à retordre…
Schippel est le contraire d’un héros. C’est l’imbécile, avec ce que cela comporte de faiblesse, celui qui se laisse aller et se fait prendre. Il est ivre de désir depuis toujours, de sorte qu’à son regard trouble correspond le monde flou des ambitions vulgaires alliées aux idéologies vagues. Il est de la race bâtarde, de ceux que Sternheim hait le plus, les arrivistes, les imbéciles sans fond qui prennent appui sur la sottise générale, laquelle, pour Sternheim, tient principalement ses modèles de la logorrhée social-démocrate et de l’emphase expressionniste.
Jean Launay in Carl Sternheim
On peut penser que Sternheim anticipe ici - Schippel est écrit en 1912- la tragédie
hitlérienne, et que ce petit bonhomme a bien la figure d’Hitler.
Sternheim lui-même qualifie Schippel de « bâtard mental, archétype de l’arriviste
qui, issu des couches les plus basses, s’est élevé jusqu’aux cimes vertigineuses
des grands séducteurs de la masse.»
Au-delà des considérations factuelles, Schippel met sur la scène le jeu brutal
des rapports de classe, et ce sans aucun didactisme, sans le moindre sens de la pédagogie.
Les héros de Sternheim - mais peut-on parler de «héros»?- ne sont pas en lutte
ouverte avec la société régnante : ils jouent avec elle masqués et se camouflent. Comiques, ils ont du mal à dominer
la situation et en sont quelquefois les victimes. Il y a souvent chez eux ce terrible «pressentiment de la chute».
La comédie Schippel est un modèle de satire moderne, plaidant contre le monde
de notre temps afin «qu’il soit remis en ordre».
Sur fond de romantisme teutonique - la musique de Weber, les lieder populaires « habillent» la pièce - la comédie se
déroule sèchement, cinglante, avec cette économie de mots qui est le propre de Sternheim. Les situations burlesques, toujours violemment tendues,
se succèdent en une construction parfaite qui font de cette pièce un pur chef
d’œuvre. Schippel a donc été écrit en 1912 et fut créé un an après à Berlin,
dans une mise en scène de Max Reinhardt.
« Notre seul auteur comique aujourd’hui» disait de Sternheim Henrich Mann. Si Sternheim fait partie en Allemagne du grand répertoire et y est régulièrement représenté, il est peu connu en France. Son œuvre théâtrale s’arrête avec l’arrivée de la première guerre mondiale. On ne peut cependant pas faire de Sternheim un représentant à part entière du mouvement expressionniste allemand, comme le sont Kaiser ou Toller. Certes, il a la violence du ton, une indéniable méchanceté, le goût du scandale et de la provocation, mais il semble étranger à la nouvelle sensibilité expressionniste, à ce que l’on pourrait appeler son utopie.
Pourtant, après les années noires de proscription - 1933-1945 - c’est son œuvre qui a été la plus rejouée. Certainement parce que ses pièces sont moins marquées par l'actualité que celles des autres dramaturges expressionnistes : Sternheim n’a guère foi en une humanité nouvelle et son théâtre ne fut jamais une tribune où se proclamèrent les espoirs révolutionnaires. La redécouverte de cet auteur nous paraît indispensable. Wedekind, Kaiser - ses contemporains - reviennent désormais sur nos scènes, Sternheim se doit de les accompagner.
Jean-Louis Benoit
Assurément, cette critique de la bourgeoisie que propose Sternheim a de
quoi surprendre. Les prolétaires cyniques, stupides ou intéressés par leurs propres affaires, ne constituent
aucunement une classe révolutionnaire, un agent messianique de la transformation
du monde comme chez Toller et Becher. Ils aspirent à devenir bourgeois. Qu’y a-t-il d’expressionniste
chez Carl Sternheim ? Il y a chez lui cette force du langage qui a hérité de l’ expressionnisme, cette
violence qui éclate dans chaque scène. Lui qui se réclamait autant de Molière que de Van
Gogh, a réalisé une peinture, une satire sociale où le geste, le style, perd sans
doute beaucoup du pathos de l’expressionnisme pour conquérir une concision, une puissance uniques.
Brutal , ironique, Sternheim décoche des traits, des flèches qui font toujours mal.
Et sa puissance d’expression est sans aucun doute à la hauteur des plus grandes œuvres de son temps.
Jean-Michel Palmier
in L’expressionnisme et les arts - Portrait d’une génération - Payot
«Dans Schippel, le rire est un rire toujours grinçant, un rire empreint d'inquiétude, qui fait penser aux figures de Daumier à la fois drôles et grotesques mais toujours inquiétantes.»
«Schippel est une comédie cynique, méchante, âpre, tout en clair-obscur.»
« Paul Schippel va accéder à la bourgeoisie, non pas par l’argent, non pas par les considérations matérielles, mais par la culture. C’est l’art qui va faire de Schippel un bourgeois.»
Extrait de l’interview de Jean-Louis Benoit dans le film documentaire "Carl Sternheim, auteur de Paul Schippel ou le prolétaire bourgeois".
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