L'abécédaire chorégraphique: la lettre R.
Règles du jeu
Il faut s’arrêter un instant sur le physique, grave et comique tout à la fois, de Georges Appaix, passé maître dans l’art de l’improvisation. Et puis s’intéresser à sa voix, soulignée d’une pointe d’accent du Sud qui semble mettre tous les mots en musique. Enfin, regarder sa danse qui se coule avec délice dans les entrelacs d’un saxophone ou d’un accordéon. Appaix c’est tout cela, et bien plus.
Depuis les années 80 et la création de sa compagnie, La Liseuse, il a marqué de son empreinte la danse française. Au fil du temps, d’Antiquités à Basta !, de Gauche-droite à Pentatonique, Georges Appaix égrène son abécédaire chorégraphique avec sérénité. Arrivé aujourd’hui à la lettre R, il réunit six interprètes autour de lui pour Rien que cette ampoule dans l’obscurité du théâtre.
À l’origine de cette création, un texte, Questions de goûts, écrit et dansé par Appaix en solo. Soit une réflexion sur l’inspiration, l’élaboration et la création. Poursuivant son entreprise, Georges Appaix entend « considérer le plateau comme une page blanche et refaire avec le public, comme en le prenant à témoin, le chemin qui conduit à une forme spectaculaire ». Un dialogue, donc, où chacun sur le plateau parle ou chante, danse ou joue.
On aime encore et toujours chez Georges Appaix cette apparente légèreté de l’être, cette gestuelle comme si de rien n’était, cette ouverture d’esprit aux autres disciplines. Rien que cette ampoule dans l’obscurité du théâtre est à ce titre le plus bel hommage possible à l’art de l’illusion par excellence, la scène. Appaix, magicien de la chorégraphie, a décidément plus d’une lettre dans son chapeau.
Philippe Noisette
> Les textes
J’ai préféré m’appuyer soit sur la poésie,
soit sur l’essai. Le poète n’est pas très loin
du clown par sa façon d’être libre, en
déséquilibre, comme Ponge, par exemple...
Les philosophes, c’est pour le déclic. J’ai
travaillé avec des phrases de Diderot,
Jankélévitch ou Deleuze. On prend une
petite phrase, elle est précise, elle donne
une information, elle ouvre un espace
mental : ce n’est pas flou, c’est bien un point
et en même temps, c’est universel : un point
qui circule, un point nomade...
> La musique
Il y a la chanson, c’est le lieu de rencontre
de la musique et des mots et c’est un petit
théâtre en trois minutes, un bout d’histoire,
une séquence courte. Ce qui me plaît dans
cet art populaire, c’est la combinaison de
simplicité et de raffinement.
Les musiciens de jazz ont eux réussi à trouver un chemin entre la structure et la liberté. J’ai souvent utilisé Coltrane (le
grand libre, le grand mélodiste !) qui
d’ailleurs me fait penser à Ponge parce qu’il
est capable de ressortir une bluette et d’en
faire quelque chose de sophistiqué. Le jazz,
c’est la musique transversale par
excellence, qui intègre et recycle toutes
sortes de matières, classiques, ethniques,
expérimentales…
Je suis évidemment sensible au rythme des
batteurs, à la syncope, aux changements de
mesure, au décalage du tempo. Là encore s’exerce la rupture, la dissociation
corporelle qui, par ailleurs, est une de nos
grandes préoccupations. J’aime aussi les
musiques latines de danse, mambo, cha cha... Et les musiques chorales
méditerranéennes, toujours pour ce même
cocktail d’ingrédients populaires et de
mixage raffiné.
> Le temps
Certains artistes conçoivent une pièce
comme une courbe d’intensité, avec
ascension et point culminant.
Mes spectacles sont plutôt faits d’îlots
autonomes qui posent la question de leur
proximité et de leur combinaison.
Mon temps, c’est celui des vignettes. Et ma
marge de manoeuvre est plus sur le
voisinage, la transition des choses que sur
les choses elles-mêmes. C’est aussi une
façon de ne pas mettre de hiérarchie dans
les choses, petites ou grandes.
> Les interprètes
C’est leur singularité qui me touche, leur
façon de bouger, leur comportement, leurs
intonations, leur accent… Beaucoup
d’interprètes étrangers sont venus, Claudia
Triozzi, Chiara Gallerani… Sabine Macher et
Marco Berrettini étaient parfaitement
quadrilingues ce qui élargissait
considérablement le travail sur la
transversalité des langues, la traduction,
les jeux de sens, de sonorité. Chacun prend
une place, une position particulière et
s’inscrit aussi dans un choeur, par un travail
d’unisson que je fixe. Mais tous ont un
rapport à l’écriture et leurs textes prennent
une place considérable dans les spectacles.
> Le mouvement
Il trouve souvent sa forme à travers
l’improvisation. Cela passe par un travail
d’atelier et un canevas précis, une structure
très contraignante - qu’elle s’applique à
I’espace, au dialogue, aux rapports avec le
son... J’essaie de mettre les interprètes en
situation de déséquilibre, de quête, pour
créer des états d’intranquillité. C’est aussi
une manière d’être entre les choses, entre la
danse et la voix, entre le langage parlé et le
chant, entre danser et ne pas danser.
Oui, tout ce qui dilate est bon à prendre.
Cela pousse aux opérations de
combinaison. Les choses avancent et en
même temps, se déplacent sur le côté,
forment des figures... Dans ma tête, ça a
parfois à voir avec la géométrie, peut-être à cause de mon histoire.
> Le spectateur
Peut-être faut-il qu’il y ait une différence de
potentiel permanente entre le public et les
interprètes pour que l’énergie circule. Et
que ce qui se passe sur scène soit toujours
sur le point de basculer. Précisément
dessiné, mais énigmatique - oui, mystérieux.
Parce que c’est alors au public de jouer, de
relier les bribes, d’interpréter. Après tout, il
faut laisser un peu de travail, ou de liberté,
au spectateur.
Extraits d’un entretien de Christine Rodès avec Georges Appaix, publié dans la revue La
Pensée de midi, n°2 (La Traversée des frontières, automne 2000)
1, Place du Trocadéro 75016 Paris