Comédie dramatique
Extraits
Note d’intention du metteur en scène
Seul dans son studio d’étudiant, Wallace Zuckerman, écoute la radio et découpe des articles de presse, guettant la moindre information sur un accident. Celui qu’il a lui-même provoqué, en écrasant avec sa voiture un jeune homme en skateboard et lui donnant la mort. C’est alors que frappe à la porte Joanna Dibble, la fiancée de la victime.
Ce huis clos entre deux personnages tient à la fois du délire et de la réalité. Tout les oppose d’abord. Le drame originel. La personnalité aussi : Joanna, l’artiste talentueuse et inaccessible, est entière et arrogante ; Zuckerman, étudiant introverti et sans relief, s’invente une vie, un travail, des aventures amoureuses. Mais à la colère et aux invectives de Joanna, à la culpabilité ambiguë et aux esquives de Zuckerman, succède très vite une liaison trouble et intense. Oubliant leurs positions initiales, les deux personnages s’attirent, soliloquent, s’aiment et se heurtent tour à tour.
Peu importe l’époque (la fin des années 1960), le lieu (Cambridge, Massachusetts), Sucre d’orge nous emmène dans un monde à la fois décalé et familier, pour peu que l’on veuille bien s’y reconnaître. Dans cet univers, la seule logique est celle des sentiments humains – trop humains – et des fantasmes qui se disent à haute voix.
Traduction : Delphine Lanson, avec Heather Klogzbach
Adaptation : Dominique Robin
« Ouais. L’Amour.
L’Amour avec un grand A. Comme Sartre
et Jackie Kennedy. »
JOANNA – Hier, j’étais une personne à part entière. Un être complet, j’avais un boulot.
J’avais mon homme. J’avais mon esprit. J’avais mon AMOUR. Tu sais ce que c’est l’amour ?
ZUCKERMAN – Ben, ouais. Enfin, j’ai été amoureux.
JOANNA – De qui ?
ZUCKERMAN – Euh, plein de fois. Je suis toujours amoureux de quelqu’un. Il y avait
Marylin. C’était l’amour. Rien de trop, mais c’était certainement de l’amour. Pour l’instant je
suis plutôt entre deux. Mais j’ai pas mal bourlingué. Ouais, j’ai beaucoup bourlingué.
L’amour…
JOANNA – J’ai dit l’AMOUR !!!
ZUCKERMAN – Oui. Euh, j’ai compris. L’Amour.
JOANNA – L’Amour. La communication entre deux personnes. La vérité. La beauté.
L’engagement total. La poésie. Des mains sur mes sains. Les arbres. Les fleurs.
ZUCKERMAN – Des mains sur tes seins.
JOANNA – L’Amour. L’Amour avec un grand A. La communication entre deux véritables âmes. Les sensibilités qui se fondent en une seule. Les corps qui s’unissent dans l’amour.
L’Amour. La simplicité. La simplicité des bonbons et des fruits. Les bonbons et les fruits.
Deux artistes qui habitent ensemble. Complètement. Comme Sartre et Simone de Beau…
de Beau – le même nom que celui de Jackie Kennedy – tu comprends bien ? Est-ce que tu
comprends une miette de ce que je dis ?
ZUCKERMAN –. Bien sûr. Ouais. L’Amour. L’Amour avec un grand A. Comme Sartre et
Jackie Kennedy. (…)
« Je trouve ça beau que tu
t’occupes de la
viande. »
JOANNA – Tu travailles ?
ZUCKERMAN – Ouais, je charge des camions de viande.
JOANNA – Tu charges des camions de viande ?
ZUCKERMAN – Mon oncle a une boucherie. C’est un sale boulot.
JOANNA – La viande. J’adore la viande. C’est tellement vital.
ZUCKERMAN – Tu ne l’adorerais pas su tu t’en occupais tout le temps.
JOANNA – Je trouve ça beau que tu t’occupes de la viande.
ZUCKERMAN – Beau ? Tu ne comprends pas. Je dois passer la serpillière dans les camions,
découper les côtes d’agneau. Transporter de la viande de deuxième catégorie et la mettre dans
la machine à faire du steak haché. Qu’est-ce qu’il y a de beau là-dedans ?
JOANNA – La viande. Tu ne comprends pas ? La viande, c’est encore plus vital que la pain ou le
vin. C’est l’essence de la vie. C’est terriblement symbolique.
ZUCKERMAN – Je ne l’ai jamais considérée comme ça.
Israël Horovitz décrit Sucre d’Orge comme une comédie. La situation de départ, en soi tragique, devient en effet très vite cocasse : le décalage entre les personnages, le bluff et les tâtonnements de Zuckerman, les envolées lyriques et le revirement de Joanna dessinent une atmosphère particulière, pleine d’humour, à la limite de l’absurde. Horovitz a découpé ses personnages au scalpel : l’étudiant complexé et névrosé, la fougueuse et sentimentale artiste... Pour autant, ils ne tombent à aucun moment dans la caricature. Et la situation elle-même ne vire jamais au grotesque. Sucre d’Orge est une comédie, mais ne bascule pas dans la farce.
C’est ainsi que j’ai lu Sucre d’Orge. La mise en scène se tient sur le fil du rasoir, entre pathétique et grotesque. Elle tente de respecter ce qui me semble être l’intention de l’auteur : faire de cette pièce une comédie, mais qui n’est légère que dans la forme. Car, au-delà du cocasse, elle nous livre des messages dérangeants : l’orgueil est notre premier maître, nos amours sont fragiles et fugaces. La fragilité est aussi celle des personnages et de leur relation.
Au-delà de leurs différences et de leur opposition, Zuckerman et Joanna ont en commun cette fragilité : ils se perdent dans des rêves illusoires et des fantasmes qui les grandissent, ils tentent vainement d’arracher de l’existence un petit bout de bonheur ou de gloire. Ce sont deux solitudes qui se rencontrent sans s’entendre. À mon sens, cette pièce met à nu des vérités dont nous faisons souvent l’expérience dans la vie quotidienne, sans trop y réfléchir ou sans vouloir les voir : derrière la différence, le semblable ; derrière les rêves de grandeur, le même enfant qui a peur.
Entre Zuckerman et Joanna, la relation ne cesse de changer : de la colère à l’amour naissant, de l’écoute au dialogue de sourds entre deux âmes qui se livrent, de l’attachement à la jalousie… Le rapport de forces s’inverse également très rapidement. D’abord désorienté par la personnalité de la jeune femme, Zuckerman finit par sortir de lui-même : le timide étudiant, le refoulé, le raté, devient violent, se raconte, se pâme. Il prend les commandes. Et Joanna tombe dans l’admiration romantique de l’artiste conquise, jusqu’à finir sur la défensive…
C’est toute cette fragilité et la complexité de ce lien que la mise en scène doit s’attacher à rendre.
Dominique Robin
95 Boulevard Saint-Michel 75005 Paris