Un morceau de philosophie étincelant
Voyage autour du monde
Notes de travail
Ultime chapitre de l'histoire du monde
« Un morceau de philosophie étincelant de raison et de grâce. » Hofmannsthal
« Sur le théâtre de marionnettes ne nous apprend rien sur le théâtre tel qu'il se fait ou pourrait se faire : ce n'est ni une confession du dramaturge Kleist, ni un essai d'esthétique. Mais un tel texte nous dit le rêve et la tâche cardinale de tout théâtre : être ce « voyage autour du monde » qui, passant nécessairement par la dégradation de la répétition et par un affrontement à l'animalité du corps, nous fasse découvrir « une nouvelle ouverture » sur le paradis - donc, écrire « l'ultime chapitre de l'histoire du monde ». Jamais peut-être, personne n'a plus craint, ni plus attendu du théâtre que Kleist et, par là, ne lui a mieux rendu justice. » Bernard Dort, Théâtre Public n° 43 Janvier 1982
« L'ours était debout, alors qu'étonné, je me trouvai devant lui, il était sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée prête au coup, et me regardait dans les yeux : c'était sa garde d'escrimeur. Je ne sus si je rêvais, quand je me vis face à un tel adversaire. » Heinrich von Kleist
Traduction et adaptation de Denis Leger-Milhau & Vincent Németh. Par la Compagnie La Petite Ourse.
C'est au cours de ma première année d'étude au Goethe Institut*, en me rendant dans une librairie allemande, que je suis tombé sur le texte original de Kleist que je connaissais bien en français. Sur la petite couverture verte, dans un encadré rouge, je lisais, Heinrich von Kleist, Über das Marionettentheater. J'ouvrais et retrouvais les mêmes paragraphes, mais ici restitués dans leur langue originelle. J'achetais le petit livre, et une fois rentré chez moi, je me plongeais dans la redécouverte du texte, et vérifiais une fois de plus, que toute traduction entraîne nécessairement une perte. La découverte des sonorités de la langue de Kleist, le jeu des rythmes du récit aiguisèrent mon envie de travailler sur celui-ci en allemand.
Depuis plus de vingt ans, nous pouvons voir à Paris des spectacles en langues étrangères (Le Prince de Hombourg de Peter Stein en 1973, La bataille d'Arminius de Claus Peymann en 1984, Amphytrion de Klaus Michael Grüber en 1991, pour ne citer que les spectacles sur les textes de Kleist en langue allemande). Que cela soit à l'Odéon, à Chaillot, à Bobigny où à Nanterre, le public a pu découvrir un grand nombre de spectacles du théâtre européen. Au cours de ces soirées, j'ai souvent remarqué que la langue, parce qu'elle n'était pas celle de l'auditoire, devenait elle aussi, un objet de la représentation. Elle devrait toujours l'être, mais là, elle l'était nécessairement.
Se saisir de la langue de Kleist ! Faire de ce dialogue où deux voix s'entrelacent dans un récit philosophique, un dialogue entre les langues ; et faire de la traduction (fidèle et infidèle), de la juxtaposition intime et même de la superposition osée des langues, l'objet même du spectacle, voire du concert, tant il s'agit de mettre en écho les sonorités du français et de l'allemand, et de jouer les faux amis les uns contre les autres. Un théâtre bilingue, ou plutôt un théâtre où la langue est rendue accessible à l'autre par le truchement d'un interprète-protagoniste-traducteur. Dès nos premières séances de travail, il s'est établi un dialogue en miroir entre les deux langues. La confrontation intellectuelle des deux personnages et la fable à laquelle ils recourent se doublent ici du jeu de la traduction simultanée, mettant en présence les musiques et les imaginaires.
Vincent Németh
* Ma langue maternelle, le Français, était paradoxalement celle de mon père. La langue d'origine de ma mère, le Hongrois, je la parlais peu et jamais avec elle. Tous les ans, pendant les vacances, nous traversions l'Allemagne et l'Autriche pour nous rendre chez mes grands-parents en Hongrie. C'est en entrant au Conservatoire que je reprenais, comme acteur, le nom hongrois de ma mère, comme une volonté de faire exister cette double origine. Il est étonnant de noter que le nom « Németh » en hongrois signifie « Allemand ». Mon intérêt pour la langue et la culture allemande est sans doute né de cette volonté de relier l'espace-temps de cette Mitteleuropa.
Écrite en 1811, cette courte histoire, relate une rencontre ayant eu lieu en 1801 ; dix ans s'écoulent . Le temps défile comme les images projetées sur l'écran blanc en fond de scène. Monsieur C. et le narrateur baptisé Monsieur K., ont un passé avant même le début du dialogue qui s'établit entre eux.
Univers plastique simple (écran blanc), jeu d'ombres qui se découpent, marionnettisation des personnages au moyen de petits films projetés. Comme la marionnette à fil, l'image de la Laterna Magica échappe à la gravité.
Les grandes figures du cinéma muet burlesque sont en effet les marionnettes de leurs interprètes. Ces marionnettes ont leur vie propre : Charlot vit, on lui connaît un nombre incroyable d'aventures, on l'imagine en train de vivre mille courses poursuites alors que Charlie Chaplin est mort depuis longtemps. Il y aurait là de la Grâce dont Kleist nous parle.
Paru dans la gazette quotidienne, les « Berliner Abendblätter », fondée par Kleist en 1810, Sur le Théâtre de Marionnettes est à peu près le seul texte qu'il ait consacré au théâtre. Pour nous Français, il fait écho au Paradoxe du comédien où Diderot explique que le talent de l'acteur consiste à reproduire « mécaniquement » et sans émotion les gestes du personnage qu'il joue. Kleist parle également de « mécanique » quand il s'agit d'évoquer les marionnettes, ces petites poupées si « gracieuses dans la danse », et quand son narrateur « ne croit pas qu'il puisse y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans la structure du corps humain », son interlocuteur lui affirme au contraire « qu'il est parfaitement impossible à l'homme d'atteindre, même en cela, le pantin ».
Le dialogue singulier qui se noue entre le narrateur et Monsieur C., danseur amateur de marionnettes, se développe à travers deux récits successifs qui semblent à première vue étrangers au théâtre. Le premier relate comment un jeune homme perd « toute trace de la grâce qui l'animait », parce qu'un jour il en prend conscience, et perd ainsi l'innocence. Ce sont les efforts que le jeune homme fournit devant le miroir pour retrouver cette grâce perdue qui nous ramènent au théâtre ; la recherche et la répétition du geste devant le miroir étant une ultime tentative pour retrouver ce paradis perdu, mais comme le dit Kleist, « le paradis est verrouillé », et les tentatives du jeune homme restent vaines. « Il est devenu un acteur: le théâtre est sa chute »*.
Le second récit, fait état d'un étonnant duel. Monsieur C., excellent bretteur, se voit conduire devant un adversaire qui pourrait bien être son maître, « car chacun en ce monde trouve le sien ». Le maître en question ne peut que surprendre : un ours, en effet ! Le duel prend une tournure plus que déconcertante pour notre danseur : l'ours pare tous les coups et ne répond à aucune feinte ! Tout l'art de l'escrimeur est mis en échec par un adversaire qui ne joue pas le jeu. L'ours regarde Monsieur C. « les yeux dans les yeux, comme s'il avait pu lire dans son âme ». Sa connaissance est d'une autre nature. L'animal triomphe de l'homme. Mais quelle est cette connaissance que l'animal nous livre comme une énigme ?
À travers les figures de la petite poupée aux « mouvements gracieux dans la danse », de l'ours bretteur sérieux et impassible qui lui ne joue pas, du jeune homme perdant « toute trace en lui de la grâce qui réjouissait naguère les yeux de son entourage », Kleist ne se contente pas de formuler une thèse paradoxale sur les rapports de la connaissance et de la grâce, il nous invite, en relisant le troisième chapitre du livre de Moïse - épisode où l'homme est chassé du paradis - à écrire nous-mêmes un ultime chapitre de l'histoire du monde.
* Bernard Dort, « La représentation émancipée », Actes Sud 1988, p. 32
10, place Charles Dullin 75018 Paris