Présentation
Entretien avec Jean-Louis Hourdin
Depuis 11 ans, je désire monter une pièce : Le Théâtre Ambulant Chopalovitch de Lioubomir Simovitch.
1942 : Un petit village dans une Serbie occupée par l’Allemagne nazie. Une troupe de comédiens itinérants s’installe avec ses malles, ses costumes et ses tréteaux, essayant de survivre comme tous. Mais elle ne possède que son “Art”, elle vient jouer Les Brigands de Schiller. Mais pour les habitants du lieu confrontés aux horreurs de la guerre, l’heure n’est pas au théâtre.
Disputes, confrontations, haines, amours, dangers, meurtres, tortures, confusions etc... pourtant rires, musiques et danses s’affrontent sur le plateau et l’on découvre peu à peu que chacun est différent de ce qu’il croyait être, de ce que l’autre croyait qu’il était.
De l’inutilité du théâtre ? de son utilité ? Pour rendre compte du monde ? Le Rwanda, le Kosovo, la Tchétchénie etc... La bête immonde renaît ! La barbarie s’installe comme une fatalité. Sans aucun doute le théâtre est inutile. Mais il faut travailler, travailler comme une forme de protestation. Quoi dire de plus ? Et pourtant nous en faisons, du théâtre et pourtant vous y venez, au théâtre. C’est peut-être cela qui reste inouï dans le scandale des tueries. Que la voix d’une actrice, d’un acteur, se dresse (compagne de la présence muette du public) Contre. Est-ce inutile ? Car pourtant nous nous rassemblons en compagnie, illusion ? Car pourtant vous vous rassemblez en public, illusion ? Car pourtant, dehors nous nous rassemblons en communauté citoyenne, illusion ?
En tout cas, nous nous réunissons dans le temps de la représentation pour débattre. Réalité, oui.
“Les camarades éternels”, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries, les poètes tueront les tueries. Travaillons ensemble pour que ça ne soit pas le contraire. le théâtre s’y essaie, modestement, et, contradictoirement, pour célébrer le monde, pour célébrer le théâtre, pour danser sur ce malheur commun, pour le bannir, avec la force d’un poète. Avec vous, pour ouvrir nos intelligences, un moment.
Jean-Louis Hourdin
Depuis une dizaine d’années vous avez laissé de côté les grands textes du répertoire pour travailler sur des “montages”. Le Théâtre ambulant Chopalovitch marquerait-il votre retour aux grands textes ?
Si pendant dix ans j’ai abandonné un peu les pièces, les personnages, c’est parce que je trouvais vaine l’éternelle discussion sur l’incarnation (qui sont Hamlet ou Oncle Vania ?). Donc, je me suis lancé dans le montage de textes parce que, pour moi, jouer la comédie, c’est comprendre la grammaire du poète, aller dans ce pays magnifique d’un auteur et donner une existence poétique à l’acteur sans qu’il ait besoin de s’inventer une biographie fausse. Le montage me permettait d’évacuer cette question-là.
On a, par exemple, monté Le Monde d’Albert Cohen, trois spectacles à partir de l’œuvre de ce grand auteur, et aussi des spectacles qui avaient trait à l’Algérie : El Halia, qui racontait le massacre d’un village au début du FNL en 1954 et puis Les Fils de l’amertume, avec Slimane Benaïssa, où on a parlé d’aujourd’hui, des cinquante ans de l’Algérie pour voir si on pouvait essayer d’expliquer l’épouvante des massacres. C’était éprouvant et magnifique à la fois, parce que ce spectacle rassemblait des publics très divers, et notamment des français et des magrhébins qui n’avaient pas l’habitude de fréquenter le théâtre, mais qui étaient venus parce que on y parlait de l’Algérie. Il y avait des débats, des chansons, des discussions...
Le Théâtre ambulant Chopalovitch, n’est-ce pas aussi une manière de parler de l’actualité ?
C’est une pièce rêvée pour les gens qui aiment le théâtre. Elle renvoie à cette question : est-ce que le théâtre est utile dans un monde où il y a des génocides, des massacres, où l’on voit se raviver la plaie du Moyen-Orient, où on n’a pas encore quitté les problèmes en ex-Yougoslavie, etc.
Ici, la pièce se passe pendant la Seconde Guerre mondiale dans un village de Serbie occupé par l’Allemagne nazie...
Une histoire qui pourrait malheureusement avoir lieu aujourd’hui et, pour cette raison, on ne va pas retenir les aspects historiques et géographiques, mais plutôt universaliser le propos, ce qui me paraît plus intéressant. De même pour El Halia, il ne s’agissait pas de parler des débuts du FLN, mais de montrer comment un enfant de 10 ans d’hier ou d’aujourd’hui apprend le monde à travers la guerre.Le Théâtre ambulant... est aussi l’histoire d’une rencontre entre une population et un théâtre.
Le spectacle est même triangulaire : on va essayer d’y intégrer le vrai public. La pièce est un peu comme un débat où se poserait une question sous-jacente à la représentation : vous qui êtes dans la salle, nous qui sommes sur scène, que faisons-nous ici ensemble ? Pourquoi sommes-nous là, au théâtre ?
Pour moi, faire du théâtre, c’est rendre hommage aux poètes et dire que ce sont eux qui parviendront à enrayer le malheur. Si on n’y croit pas, ce n’est pas la peine de monter sur un plateau. Cette pièce amène une vraie réflexion sur l’état du monde et appelle à une forme de résistance. Résister, c’est accepter d’être curieux.
La pièce tourne autour de cette idée de débat et aussi du thème du théâtre dans le théâtre. Il y a un personnage magnifique dans lequel tous les acteurs se retrouvent un peu, celui de Philippe. C’est un personnage très drôle, pour qui tout est théâtre, ce qui crée des situations comiques, et surtout très émouvantes, au milieu de choses terribles.
Je crois qu’on ne peut pas faire de théâtre sur le bonheur. Le matériau de base des acteurs, c‘est le malheur qu’ils doivent porter à incandescence, généreusement et avec énergie. En d’autres termes, ils font du bonheur avec du malheur. N’y a-t-il pas là une terrible contradiction ?
Avec le Théâtre ambulant Chopalovitch, une question se pose : est-ce que le théâtre peut oser avoir lieu dans ce désastre ? Mais le désastre a toujours existé... on marche sur des ossuaires, on danse sur le malheur, sur la mort, pour dire “plus jamais ça”. Je crois que le corps de l’acteur est un corps de protestation. Il ne s’agit pas de donner des leçons, mais d’espérer que le théâtre est utile en disant qu’il est cette lueur et cette volonté désespérée de s’élever contre le scandale de l’injustice, du malheur et des morts.
Toutefois cette pièce n’est pas un oratorio sur le malheur. Il y a aussi une gaieté là-dedans, des moments drôles dus au choc entre des personnages qui ont des positions différentes quant à savoir s’il faut résister ou collaborer et qui provoquent des situations comiques. Je dirais que le Théâtre ambulant Chopalovitch est une tragi-comédie où la comédie est lourde de sens.
Pour monter cette pièce, vous avez rassemblé des comédiens avec qui vous avez travaillé à Marseille, ou à Amiens lors du premier “Chantier”. Vous aimez la notion de “famille” au théâtre ?
J’aime les troupes. Je suis le chef de troupe, pour qu’il y ait un arbitre mais non un metteur en scène dans le sens strict du mot. Depuis mes débuts au théâtre, je continue d’apprendre avec les acteurs et on décide ensemble des choses. Cela fait maintenant trois semaines qu’on travaille et on a jusqu’ici exploré la pièce en ateliers sur des tableaux du spectacle en proposant des solutions scéniques, des interprétations dont on discute ensemble. On s’enrichit les uns les autres, et tout le monde est constamment au courant de tout. Je me dis toujours que si le jour de la “Première” nous savons ce que nous faisons humainement ensemble, si nous avons saisi l’essence même du texte, si nous avons compris le poète, alors l’Art nous sera donné en plus.
La vérité des épées de bois
Il était une fois une troupe ambulante de théâtre. Il était une fois un petit village de Yougoslavie à l’heure de l’occupation allemande. La troupe vint s’installer sur la place, juste devant la potence. Les villageois n’en voulaient pas ; ils refusaient qu’on puisse s’adonner ainsi au divertissement quand on pendait les leurs. Les comédiens répondirent qu’ils devaient bien vivre, qu’il leur fallait exercer leur métier. Les habitants finirent par l’accepter de mauvaise grâce - pour eux, ces histrions étaient des «collabos» et leurs femmes des prostituées. Les évènements démontrèrent que peut-être ni les uns ni les autres n’avaient raison. Que les acteurs, quoi qu’ils en disent, ne peuvent se couper de la réalité du quotidien, professant crânement la théorie de l’art pour l’art. Que leurs épées de bois, quoi qu’en pensent les partisans, ont parfois plus de pouvoir que les bombes des attentats. Que le monde enfin, lorsque l’apocalypse est là, a plus que jamais besoin du théâtre et de ses mots, capable de métamorphoser la réalité pour de bon.
C’est le Théâtre ambulant Chopalovitch, mis en scène par Jean-Louis Hourdin, une pièce qui lui ressemble, qui lui colle au cœur et à la peau. Un texte qui illustre parfaitement le théâtre qu’il défend et illustre depuis plus de vingt ans. Une œuvre qui n’est que la célébration d’un art placé à jamais sous le signe de la foi, de l’amour, de la compassion pour une humanité défaite, mais encore de la révolte contre le sort que lui réservent les hommes. Tout ce qui fait que l’on se sent unis dans la même salle, spectateur parmi d’autres, en fraternité...
Débutant peu ou prou sur le mode de l’agit-prop’ pour s’achever dans l’émotion pure des tréteaux, le spectacle file vite, généreux, magnifique, avec juste ce qu’il faut de distance lorsque les comédiens s’adressent directement au public, le visage fardé d’un blanc qui se délite au fur et à mesure que la représentation avance. Entraînés par Hourdin, les comédiens donnent vie et chair avec une grâce bouleversante à leurs personnages que l’on aurait cru taillés à la serpe. Tout repose sur eux. En des mouvements de groupe superbement réglés, ils habitent l’espace composé uniquement de draps rouges pour le sang et de rideaux qui délimitent l’aire de jeu - à commencer par celui qui s’ouvre et se ferme à l’avant du plateau avec un pendu peint. Au rythme d’un trio de musiciens bohêmes, les vérités se révèlent, complexes, laissant sourdre la poésie de l’horrible... (...)
Le Théâtre ambulant Chopalovitch a été écrit en 1985, dans la Yougoslavie construite par Tito. Il a été créé en France sept ans plus tard par Jean-Paul Wenzel, à l’heure de la guerre en Croatie. Interrogé alors, Simovitch critiquait ouvertement le gouvernement de Milosevic mais faisait le deuil de l’unité d’un pays qu’il jugeait factice, ajoutant seulement « si nous n’avons pas réussi à être de bons frères, essayons de devenir de bons voisins ». On ne l’a guère entendu depuis. Il est toujours à Belgrade, apparemment silencieux. Didier Méreuze. La Croix, décembre 2000
Jean-Louis Hourdin Propos recueillis par Sylvie Compère, octobre 2000
Avenue du Chanoine Jules Chevalier 26100 Romans sur Isère