Partant du « destin tragique de la mère, héroïne de la mythologie grecque ou de Faulkner », Juliette de Charnacé a voulu traiter Un Barrage contre le Pacifique « comme un opéra » où toutes les démesures trouvent leur place. Avec Florence Thomassin.
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- Le Barrage, l’enfance.
Marguerite Duras, in C’est tout
L’Éden cinéma, c’est Un barrage contre le Pacifique adapté pour le théâtre par Marguerite Duras elle-même en 1977, 27 ans après la sortie du roman.
Avec l’histoire de sa mère, l’enfance en Indochine, le frère, la liberté, le besoin de s’échapper, la présence du pays et des paysages – présence charnelle, un décor mouvant et fantasmé – et l’amant chinois dans ses multiples variations (L’Amant, L’Amant de la Chine du nord ...). Ici l’accent est mis sur l’amour – fou, passionné – des deux enfants, Joseph et Suzanne, pour leur mère.
Et sur une relation entre les trois personnages, un attachement, particulièrement forts. Le leitmotiv de la pièce comme dans le roman étant leur besoin – obsessionnel – de s’échapper. L’histoire est racontée par les deux enfants qui se retournent sur leur passé, après la mort de leur mère.
Comme dans un conte, le contexte est celui d’une misère passionnelle, lyrique (racontée d’un point de vue d’adolescents), et d’une solitude désertique dans une nature omniprésente, comme une divinité terrible et magnifiée. Avec le destin tragique de la mère, héroïne de la mythologie grecque ou de Faulkner, qui lutte contre le Pacifique, avec acharnement, pour ne pas sombrer dans le néant.
Et malgré cette noirceur désespérée, les personnages rayonnent d’une légèreté, d’un humour, d’une liberté envoûtante.
Si bien qu’à la fin, comme dans un conte de Perrault, la mère meurt, délivrant ses enfants, qui voient leurs destins se réaliser de façon totalement inespérée : Joseph s’échappe avec une inconnue sortie tout droit d’un film d’Hollywood, libérant du même coup Suzanne qui racontera cette histoire.
C’est la dimension lyrique et métaphysique qui m’intéresse dans le Barrage et L’Éden cinéma. La gravité calme et légère des personnages, leur caractère passionné, leur détermination. Le traitement de l’histoire, du destin tragique de la Mère. La puissance… mythologique… de cette histoire (avec quelque chose de démesuré, totalement fou, tragique et lyrique, extrêmement scénique).
C’est l’histoire qui m’intéresse dans le Barrage et L’Éden cinéma – son côté fait divers, ses personnages de grand roman américain, son souffle lyrique. L’histoire de la mère de Marguerite Duras, avec son projet génial, visionnaire, et utopique d’« arrêter le Pacifique ». Projet poétique de créer « un jardin au milieu de la mer ».
Et surtout l’idée résumée par le titre – Un barrage contre le Pacifique – qui sonne comme un proverbe métaphysique.
La force des éléments, la présence du pays, amènent à une réflexion analogue à celle que provoquent les Vanités.
De là naît le projet musical. Pour incarner la présence de ces éléments et leur impact sur les personnages : apaisement, rage, chagrin, transport… Et cette dimension méditative. « Même d’un désert, où rien ne pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose. » (Un barrage contre le Pacifique, incipit)
C’est une pièce sur la foi – cette croyance totalement folle, cette façon mystérieuse de penser que même dans la pire situation, il peut encore arriver quelque chose de bien. L’Éden cinéma, c’est l’histoire du Barrage sous la forme d’un voyage dans le temps. Les enfants adultes se retournent sur leur adolescence et l’histoire de leur mère, alors jeune femme. Tout est du point de vue des personnages, du point de vue affectif, dans le souvenir. La musique et la lumière y compris.
La musique a une importance capitale, pour restituer le souffle, la force de l’histoire et des personnages de Marguerite Duras. Le son est au coeur de la pièce comme la voix des personnages, voyageant dans le souvenir, dans leurs désirs. La musique permet de restituer l’écriture de Duras, de lui donner chair, de faire exister ce monde de souvenirs fantasmés au sein de ce pays qui semble peuplé de divinités. Le compositeur, Ghédalia Tazartès, avec son univers sonore si singulier, s’est appuyé sur ces éléments donnant une dimension opératique au spectacle.
En écho à l’univers sonore, il y aura les lumières diffuses, brumeuses (inspirées de Maurice Denis), mais aussi un lyrisme des couleurs lié à la force émotionnelle des souvenirs évoqués, et leur stylisation. Avec Rémi Nicolas (créateur lumière) et Goury (plasticien), la scénographie est conçue comme un décor pour la lumière (cyclorama au lointain, réflecteurs au sol pour un décor mouvant fait de reflets : ce « pays d’eau » que Duras évoque comme décor de son enfance). Au centre de l’espace scénique, la plaine en miniature : tantôt florissante, tantôt rongée par le sel, incarnation du projet visionnaire, utopique et poétique de la mère : « Je rêve d’un jardin au milieu de la mer » . Et l’évocation d’un reste de structure industrielle – trois mâts mobiles, en suspension.
Le décor aura donc la valeur d’une vanité, induisant un aspect méditatif (comme les Madeleine de La Tour). Il explicite et incarne la dimension méditative des personnages plongés dans leurs préoccupations. Une intériorité traduite et développée également par la musique, comme un décor sonore – la voix du pays, du paysage, habité de divinités (la plaine/la forêt et la montagne/le Pacifique).
Quant aux personnages, ils sont à la fois des figures très concrètes et surdimensionnées, héroïques (comme chez Le Tintoret), avec quelque chose de très animal pour la Mère et le Frère (personnages silencieux), de sauvage et de non conventionnel pour la famille, de lyrique pour
M. Jo (proche de l’opéra italien).
Nous retenons particulièrement les indications de Duras sur la légèreté et l’humour – quelque chose d’aérien, de dansé. « Ils marchent en dansant (...) tous également jeunes et pleins d’une joie égale (...). Enfance profonde de tous. Ce qu’on voit de plus clair c’est cette joie. » Le rythme participe de cette légèreté : alternance de la dimension méditative (liée aussi au recul dans le temps) avec l’urgence, liée à la peur de l’enfouissement, de l’effacement des souvenirs évoqués. Dimension obsessionnelle. Et dimension métaphysique : voyage dans le temps et dans l’Histoire, pressentiment de la fin d’une époque – l’Indochine – ouverture vers l’avenir.
Juliette de Charnacé, metteure en scène
Square de l'Opéra-Louis Jouvet, 7 rue Boudreau 75009 Paris