L'histoire d'dipe nous la connaissons tous ; plus ou moins. Elle erre telle une lumière terne et incertaine dans un coin mal défini de notre mémoire. Le contentement (d'une subtile force) que nous éprouvons à réentendre cette vieille histoire vient de ce qu'elle réveille en nous des images immémoriales. Cette histoire ne se limite pas au parricide et à l'inceste que la forte lecture de Freud a placé au devant de la scène. C'est toute la lignée des Labdacides (Labdacos, le boiteux) qui est maudite. Dès lors, faut-il jouer Sophocle contre Freud ? Pour l'heure, c'est dipe (pied enflé) qui s'avance. dipe le coupable-innocent. dipe l'homme, le monstre dont parle la Sphynge, qui possède en même temps deux, trois, et quatre pieds ; c'est lui, dipe, qui est à la fois adulte, vieillard et enfant, réunissant dans un seul corps trois générations : égal de son père dans le lit maternel et frère de ses propres enfants. Brouillage monstrueux de l'ordre sacré des générations. Le non-respect du Temps serait-il la source de la malédiction qui pèse sur les Boiteux ? Ou bien devons-nous (avec une certaine délectation) vaciller encore un peu plus et accepter qu'il n'y ait pas de cause ? Et pourquoi y a t-il pour nous tant de jouissance à voir dipe le superbe, dipe le coléreux, dipe roi, affronter le néant et s'y brûler les yeux ?
Sophocle vécut la période la plus brillante de l'histoire athénienne. Contemporain d'un gouvernement démocratique qui assignait aux citoyens le plein exercice de leur responsabilité, Sophocle ne pouvait plus reconnaître aux dieux le rôle prépondérant qu'Eschyle leur conférait. Devenue le spectacle de l'homme et de sa liberté naissante, de son bonheur toujours menacé, de la noblesse de ses épreuves et de la grandeur de sa volonté, la tragédie, selon Sophocle, ne perd rien de sa traditionnelle majesté. Elle a traversé les âges, proposant encore aux Modernes les plus hautes leçons de beauté et de morale avec les figures exemplaires d'Antigone, combattante inflexible de la justice, et d'dipe, trouvant dans son propre anéantissement le seul chemin vers la lumière. Serge Added met en scène sa première tragédie et souhaite par un dispositif scénique quadrifrontal " montrer avec sobriété la force des choses simples et la brutale beauté du texte de Sophocle ".
3, chaussée Bocquaine 51100 Reims