L'héritage d'OEdipe
Dans le film de la parole
A l’origine, il y a l’oracle, la malédiction, l’enfant abandonné, les parents adoptifs et tout ce qui s’ensuit : l’assassinat du père, le Sphinx et l’énigme résolue, l’avènement d’Œdipe comme roi de Thèbes, Jocaste, l’inceste et la peste qui avère la malédiction. Œdipe est bien l’histoire d’un homme qui, pour être à jamais puni, se crève les yeux. Mais auparavant, rien de plus pathétique que de le voir à l’aveugle courir à sa perte.
Comme si finalement la cécité qu’Œdipe s’inflige était la marque de tout destin humain : erreur, ignorance et aveuglement. C’est bien cette dimension qui devient ensuite le sujet d’Œdipe à Colone : le héros déchu et aveugle, guidé par sa fille Antigone, s’achemine pas à pas vers la mort et la délivrance. Suivront d’autres crimes, guerres et violences qui portent la marque de cette faute, l’aveuglement d’Œdipe dont nous sommes les héritiers.
Le Malade imaginaire, Le Procès, Don Quichotte et maintenant OEdipe… Pour moi, le pari est le même : réaliser avec cette compagnie dirigée par un acteur aveugle, et composée pour partie d’autres comédiens handicapés, un spectacle d’une haute exigence esthétique et poursuivre ainsi la réflexion que nous avons engagée ensemble sur la représentation théâtrale et plus précisément sur la vision et le regard…Le mythe d’OEdipe et l’adaptation que nous avons faite des deux pièces de Sophocle, OEdipe à Colone et OEdipe Roi, devraient nous permettre d’aller plus loin.
Nous commencerons par l’arrivée à Colone d’OEdipe, aveugle, guidé par Antigone… La représentation sera affectée par la perception supposée du personnage : un contenant noir où flotte, plus ou moins évanescente, une petite image de campagne méditerranéenne… Pressé de questions, OEdipe finit par révéler son identité à ses interlocuteurs méfiants. Mais ça ne leur suffit pas, ils veulent en savoir plus… Cette histoire d’inceste et de parricide, c’était quoi exactement ? OEdipe a beau se défendre comme un diable, ils le poussent à bout jusqu’à susciter dans son esprit, je dirais, le retour de toute cette histoire traumatique.
Ainsi, au milieu d’OEdipe à Colone, nous basculerons dans OEdipe Roi, sur le mode d’un flash-back. Il se souvient du temps où il voyait. Les couleurs reviennent, vives et dérangeantes… Dans sa mémoire, le caractère inéluctable de ce qui est arrivé se trouve à la fois précipité et accentué jusqu’au déchirement final, le suicide de Jocaste et l’automutilation du héros. La mise en scène procédera par détails et éclats : la partie plutôt que le tout, comme le fait précisément la mémoire.
Enfin, retour à Colone où les dieux ont fixé le terme du destin d’OEdipe. À nouveau, le jeu de l’ombre et de la lumière, une lumière telle qu’elle nous permette d’évoquer la dimension sacrée suscitée expressément par Sophocle au moment où l’histoire du malheureux OEdipe s’achève.
Philippe Adrien
Traduction Bertrand Chauvet.
Adaptation Philippe Adrien et Vladimir Ant, Bertrand Chauvet.
Par la Compagnie du 3e Œil.
OEdipe raconte. Il dit à sa femme comment Apollon, à Delphes, lui a prophétisé un destin atroce, comment il a décidé de fuir Corinthe où étaient ses parents. Se guidant aux étoiles de la nuit, le voici qui marche vers ces trois routes où… « tu viens de me dire que le roi a péri. Écoute bien, Jocaste, la vérité, toute la vérité… » Et mot à mot, nous l’écoutons, captivés par l’irradiante clarté de son récit.
« J’étais sur la route à proximité du carrefour. En face, je vois arriver un héraut et, dans une carriole tirée par une pouliche, un homme tel que tu me l’as décrit. Aussitôt, ils m’agressent. / Le conducteur, et le vieux, aussi. Ils me bousculent, pour que je leur cède le passage. / La colère me prend, je frappe le cocher qui allait me renverser. Le vieux guette le moment où je passe près de la voiture et il me flanque un grand coup de nerf de boeuf./ Oh, il en prend pour son grade, le bonhomme ! En deux temps, trois mouvements je lui colle un coup de… ! »
Irradiante, fulgurante, la vérité. OEdipe raconte ; il dispose ses mots, le plus simplement possible, remontant sous nos yeux le gué qui le ramène au carrefour de sa vie. Et mot après mot, que se passe t-il ? Il se passe que le récit projette derrière soi les gestes agrandies de l’histoire vraie. « La vérité », dit OEdipe, toute la vérité. D’un coup, elle apparaît.
La vérité, sur-éclairée par la phosphorescence du désir. La langue en est l’opérateur et le témoin médusé. Elle est le « troisième oeil ». Elle dé-couvre, dé-voile, dé-nude, dé-bobine, « dés-oublie » (c’est le sens, on le sait, du mot « a-lèthès », la « vérité », en grec) ; elle dit la vérité en débourbant, désenfouissant – le contraire de la phrase complexe. La langue grecque est une caméra : ce qu’elle dit, elle le montre ; ce que nous nous cachons, elle le fait voir, et cette joie de donner à voir ce qu’on cache est le moteur de ce qui se joue au theatron, « lieu du voir ».
Retraduire Sophocle, ce n’est pas autre chose que de répondre à cette soif jamais tarie l’éclaircissement, qui est l’autre nom du théâtre. Bouturer à cru les deux pièces, planter OEdipe Roi dans le coeur d’OEdipe à Colone crée un objet inédit qui nous met une nouvelle fois « devant le film », tout le film. Le montage suscite de nouvelles arêtes, de nouveaux angles, qui court-circuitent notre mémoire – la fable nous saisit. Comme un rêve, auquel des milliers de nuits n’ont rienôté de sa puissance sidérante.
Bertrand Chauvet
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
Parking Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.