La tragédie de Superman
Notes de travail
Du sang dans la bouche
La vie
Un Western spaghetti
Portrait de Stéphanie Loïk par Joël Jouanneau
À la veille de Noël, un enfant vole dans un supermarché une panoplie de Superman. Sa mère ne peut pas la lui payer. Cela se passe quelque part, dans une cité quelconque. Le directeur du supermarché, qui a su lui-même " serrer les dents " pour s'en sortir, monter, réussir, décide de faire un exemple et envoie la police au domicile de l'enfant. Et celui-ci, terrifié, s'envole, tel Superman, du seizième étage de son immeuble, tombe, et s'écrase sur la neige blanche.
Une tragédie d'aujourd'hui : notre Aujourd'hui, avec ses cités, ses armes, ses humains et ses dieux. Aujourd'hui : les grands ensembles, les liens qui ne fonctionnent plus, l'irresponsabilité. Et cette quête d'amour, de solidarité, de liberté…
Monter 9 mm de Lionel Spycher est la suite logique d'un travail que je mène depuis de nombreuses années. Après avoir été comédienne depuis l'âge de seize ans, j'ai eu besoin de prendre mon destin en main. J'ai créé ma propre compagnie, le théâtre du Labrador. J'éprouvais en effet la nécessité de faire vivre par la scène des textes (pièces de théâtre ou autres) d'auteurs d'aujourd'hui qui parlent du monde qui m'entoure, de ce monde dont je suis contemporaine.
Stéphanie Loïk
Je voulais raconter l’être humain, ses questions, ses complexités, ses paradoxes et ses contradictions, ses peurs ; ce conformisme qui si souvent le ronge, dans lequel il se réfugie et qui sécrète cette injustice qui le terrasse, l’exploite, l’exclut ; ces guerres qui vivent en lui ; ce passé qu’il occulte… ses démences ; et je veux aussi, en même temps, raconter ses espérances, ses rebellions et ses révoltes, ses admirables possibilités…A partir des mots de quelqu’un : un Texte, ses sens, son rythme, sa musicalité, du mouvement des corps dans l’espace du son, de la musique, de la mise en ombres et lumières, éléments du récit a même titre que le texte et les corps, et du travail et des discussions avec les auteurs, les acteurs, l’équipe artistique, l’équipe administrative, on peut déplacer les montagnes. Car pour moi, le plateau est le centre du monde, là où tout peut être dit, là où tout est possible, là où toutes les questions peuvent être posées. Et c’est même de là que parfois peuvent surgir des réponses…
En effet, je crois que le rôle de l’artiste est d’essayer de mettre en lumière, avec d’autres, pour d’autres, des paysages de vie différents.
Je crois que son rôle est de faire un état des lieux, de signaler ce qui fait mal, de troubler des certitudes… Je crois qu’à sa manière, il doit chercher, proposer, inventer, créer ce qui pourrait être autre. En somme, son rôle, pour moi, est de découvrir, de défricher d’autres chemins que ceux, trop visibles, par lesquels soi-disant nous ne pourrions pas faire autrement que de passer.
Stéphanie Loïk
La première pièce de Lionel Spycher, Pit-bull, met sur le devant de la scène des " jetables " : " des gens sans but, sans histoire, sans avenir, avec juste un peu de poésie pour ceux qui se jettent du haut d'un immeuble ne meurent pas vraiment, mais s'envolent " .
9 mm pourrait être un deuxième volet sur cette obsession de la chute. Mais cette fois-ci, le seul à se jeter d'une fenêtre, pour toujours voler comme Superman dont il a piqué le déguisement dans une moyenne surface, c'est un gamin. Les autres, les adultes, ont " les pieds sur la terre et les dents serrées " .
Et ils jouent avec des 9 mm, des revolvers, signe du pouvoir " plus grands que tous les dieux " , neuf millimètres entre la vie et la mort… Et la colère de se voir dépossédé du monde.
Mais ce monde, les personnages de 9 mm l'ont tellement rêvé qu'ils n'arrivent pas à le formuler, ou alors selon les critères télévisuels. " J'ai changé plusieurs fois de costume et j'ai rencontré ma femme " raconte M. Kléber, devenu gérant de supermarché, grâce à son mariage et donc à son costume.
Lionel Spycher est redoutable d'efficacité dans la confrontation qu'il imagine entre M. Kléber, sa secrétaire, son responsable de la sécurité et un jeune délinquant. Un jeu de chat et de souris, des scènes courtes, tendues, concises, au bord de l'explosion, du malaise, de la violence. Une tension qui nous pousse à basculer et tomber avec les personnages. Pendant quelques courts instants de répit, un peu maladroits, certains personnages semblent retrouver une part d'enfance et rêvent de la neige, du ciel qui tombe ou d'un nuage qui passe, mais l'univers de Spycher garde un goût de sang dans bouche et de mots proférés les dents serrées.
L. C. Le matricule des Anges n° 32
Partout, on pense toujours à monter le plus haut possible. De plus en plus haut, c'est notre vie.
Très haut, on se rend compte… ou alors,… non,… on ne s'est rendu compte de rien… et on a tout oublié, oublié comment on était en bas, ce qu'on a aimé, ce qu'on a pensé avant, comment s'appelaient nos amis alors qu'on était en bas, nos parents même, la vie on l'a oubliée en montant.
Mais quand même… quant on peut, on doit se sentir bien, car on voulait y être depuis longtemps, et on y est enfin : haut.
Et si, alors, plus haut, plus haut que tout, que tout ce qu'on s'imagine être haut ici, une voix se mettait à parler pour diriger elle-même cette vie qu'on avait su par nous même contraindre à nous aimer ? Si cette voix avait alors le pouvoir de tout changer, de nous faire redescendre de tout là-haut même, nous rabaisser très bas, encore plus bas qu'on était avant, sous terre même. Alors ? Alors quoi ? On l'appellerait comment cette voix ? " C'est la vie ! " , une erreur de calcul, un drame… le Diable… et pourquoi pas Dieu tant qu'on y est ?
« 9 mm » est un western. En tout cas, c’est ce que je voudrais que ce soit. Un « Western spaghetti » avec son cynisme à la limite de l’absurde, son humour noir où tout le monde est pathologiquement mauvais et donc humain. Pendant l’écriture, j’ai souvent pensé au film « Le Bon, la Brute et le Truand » et plus particulièrement à la scène finale qui se déroule dans le cimetière de « Sad Hill » où est soit disant enterré un butin. Les trois hommes se regardent, leurs regards sont intenses, ils s’épient, se testent et finalement le Bon énonce cette règle en tendant une pelle à un autre :
« Dans la vie, il y a deux sortes de personnes, celles qui ont un pistolet chargé et celles qui creusent. »
Comme dans ce film où le Bon n’est pas meilleur que la Brute ou le Truand, j’espère qu’aucun des personnages de « 9 mm » ne soit meilleur ou plus mauvais qu’un autre. J’espère qu’ils soient tous aussi bon que mauvais, qu’aucun ne soit noir ou blanc mais qu’ils soient tous gris avec chacun une douce folie qui les mènera ensemble sur l’impitoyable chemin de la Tragédie.
Textes de Lionel Spycher
Pourquoi Stéphanie Loïk ?
Parce que son visage est resté celui de la chenille qui devient papillon. Qu'elle a gardé le regard écarquillé de celle qui sait d'où elle vient et voit soudain où elle va. Que son théâtre reflète ce regard-là. Que donc il mêle l'innocence et la terreur. Parce qu'elle pense que la vie pourrait être autrement. Qu'on devrait pouvoir envoyer des vivres en Albanie sans les retrouver en vente dans un supermarché de Tirana. Que le monde visible n'est que la partie cachée de l'iceberg. Que c'est l'invisible qui tient la main qui jette les dés et que les dés sont truqués. Qu'il faut donc atteindre l'invisible au théâtre et laisser les images aux militaires. Parce que dans un monde satellisé où tout est surveillé, on voudrait condamner l'artiste à ne travailler qu'avec les seuls angles morts et qu'elle ne s'y résout pas. Que le terrain des contradictions est miné et bien gardé, mais qu'elle n'hésite pas à s'y aventurer. Parce qu'elle sait aussi que le blockhaus n'est pas que politique et social. Que notre obscurité intérieure vaut bien celle du dehors. Que vouloir changer le monde et l'individu c'est vouloir déplacer la montagne. Qu'on peut déplacer la montagne même sans avoir la foi. Qu'au théâtre, on fait des cocktails Molotov avec de la grenadine. Parce que, telle une vigie, elle tente de nous frayer un chemin dans l'obscurité avec pour seules étincelles quelques acteurs et la puissance des mots.
Place de la liberté (Boulevard Foch) 57103 Thionville