L’argument. Lumière sur la pièce
Agatha dans l’œuvre de Marguerite Duras
Note de mise en scène – Interview de Julie Rodrigue
La compagnie
« Il s’agit d’un amour qui ne se terminera jamais, qui ne connaîtra aucune résolution, qui n’est pas vécu, qui est invivable, qui est maudit, et qui se tient dans la sécurisation de la malédiction. » Marguerite Duras
Lumière sur la pièce : Agatha parle d’un amour impossible entre un frère et sa sœur. Tout au long de la pièce, plane le souvenir de leur vie ensemble, de l’enfance.
Cette œuvre évoque le lien de Marguerite Duras avec son jeune frère, Paul, mort en Décembre 1942. Laure Adler en parle dans sa biographie : "La mort de son frère, Marguerite ne l’a jamais comprise et elle hantera toute une partie de son œuvre. Du frère qu’elle appelait petit frère, elle me parlait sans cesse. De sa bonté, de sa beauté, de sa douceur, de la peau lavée à l’eau de pluie. C’était lui, pas l’amant. Les siestes alanguies dans la touffeur de l’air, corps contre corps, allongés, immobiles, à l’écoute du cœur de l’autre, c’était lui, pas l’amant, fût-il de la Chine du Nord. Le frère qu’elle initia sexuellement, le frère à qui elle donna sa bouche, la bouche, pas le sexe, mais sa bouche pour son sexe. « Regarde la profondeur de son regard, me disait Marguerite en me montrant une photographie de lui épinglée au bord d’un miroir dans l’entrée de la rue Saint Benoît. Jamais, tu entends, jamais il ne m’a fait de mal. "
Dans Agatha, Marguerite Duras met à nu un secret de famille. Violente à l’égard de ceux qui stigmatisent l’inceste parce qu’ils sont incapables d’en appréhender l’absolu, elle met en mots la blessure, en silence les dialogues muets, le refoulement. Si l’unité de son œuvre se love dans l’espace obsessionnel du désir, de l’amour, de la mort, de la possession et de la dépossession, Agatha en est la cristallisation. Lieu en suspens entre deux rives, en marge du monde, contenu dans le regard de ses protagonistes mais jamais résolu. L’écriture de Marguerite Duras opère comme une étrange musique de silences syncopée, hachée, presque froide. Elle pose une à une les pierres d’une digue imaginaire, pressée par les eaux, qui, même submergée, jamais ne cède. Elle dit le cri, régurgite la prison sociale, le monde, le quotidien.
La durée s’installe dans la lenteur. Le texte respire. A l’attente succède la rencontre impossible de deux êtres perpétués dans la douleur de l’inassouvissement, seule éternité palpable. Les personnages disent la lumière, la mer, le piano noir et recréent ainsi des espaces en miroir. Les images ont une présence elliptique. Le passé de Marguerite Duras est prégnant dans l’ensemble de cette œuvre. Agatha et son frère évoluent, tels des exilés ivres d’immobilité et de violence contenue, à la fois possédés et dépossédés, toujours au bord de l’engloutissement.
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Pourquoi le choix d’Agatha ?
« Eloge de l’interdit » écrit Laure Adler. Voilà ce qui me touche le plus dans ce texte et qui m’a poussée à le mettre en scène. L’interdiction n’est pas expliquée. Le lecteur connaît déjà les mœurs auxquelles il obéit. D’ailleurs c’est une histoire d’amour. C’est le plus important. Il me semble qu’il y a dans Agatha une tentative d’approche de l’autre qui n’aboutit pas. La tentative est une liberté en soi et l’interdit est complètement moral. En quelque sorte, la peur de l’autre est dépassée, et à dépasser dans le travail avec les acteurs. La fatalité, au cœur de cette pièce, en fait une tragédie.
Le fantasme tient une grande place dans cette adaptation ?
C’est en partant de cette fatalité que m’est venue l’envie de me servir des fantasmes, du rêve éveillé. Les fantasmes font partie intégrante de la vie. Nous trompons l’ennui. Face à lui, même la douleur est salvatrice, comme ici, dans Agatha, où la rupture est sans fin. Prolonger l’instant présent, même s’il n’est pas vécu en tant que tel, le sublimer, est une solution à cette « difficulté d’être », comme l’a écrit Cocteau. Rendre la vie merveilleuse est une façon de parler de la vie et de dire que cette nécessité à vouloir qu’elle soit différente a un lien avec ce qu’elle a de douloureux (la mort). Voilà ce dont je veux parler à travers ma mise en scène.
Pour citer Rodrigo Garcia : « Il n’y a pas de raison que notre époque soit la pire de toutes. Mais une fois de plus, il est indispensable que nous, artistes, penseurs, activistes politiques, nous considérions cette époque comme la pire, la plus cruelle et la plus vulgaire ; car ainsi, nous œuvrons à quelque chose de positif afin de construire après avoir jeté à bas. Je ne sais pas où je vais. Je veux aller me reposer, mais je n’y arrive pas. »
L’écriture de M. Duras a influencé votre travail ?
Oui, mais pas de manière analytique. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’écriture de Marguerite Duras n’est pas intellectuelle mais organique. Les temps et les silences en sont la base. Les images naissent des sensations que cette écriture provoque en nous.
De quoi se compose votre scénographie ?
D’un décor, de costumes, de lumières et des comédiens qui se déconstruisent au fur et à mesure de la pièce.
J’ai utilisé les lumières pour créer les moments de fantasmes sur le plateau dans et hors le texte. Gélatines de couleurs, douches m’ont permis de créer une ambiance onirique qui contraste avec les lumières froides des moments plus crus. J’ai également utilisé la musique, notamment In Dreams de Roy Orbison, que je veux récurrente, comme un long ressac. Issue de la régie au début du spectacle, la musique surgit finalement d’un poste sur le plateau lors de la déconstruction du rêve. Comme si cette histoire d’amour, présentée comme sacrée au début, se retrouvait au plus bas à la fin. Une constante cependant : cet amour incestueux, dans un cas comme dans l’autre, doit rester sublime et ainsi échapper à tout jugement moral.
Qu’attendez-vous des comédiens ?
Des comédiens incarnés. Au plus proche de leurs sensations. Au plus proche de leur corps. Donc, des comédiens courageux. Je leur ai demandé un jeu physique, en lien avec l’écriture, amené par le chant, la chorégraphie. Comme l’écrit Adamov : « tout homme qui témoigne est écartelé, doublement déchiré dans sa chair et son esprit ».
La nudité des acteurs et le jeu des lumières soulignent la solitude des corps.
En ce qui concerne la prise de parole, elle sonne faux pour garantir l’universalité. Dans une interview à propos du Square, Marguerite Duras dit : « on me dit que la bonne à tout faire du Square ne parle pas naturellement, bien entendu qu’elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m’intéresse en rien. Il a été cerné de tous les côtés et c’est terminé. » La réalité n’existe pas vraiment, puisqu’elle diffère selon les gens, il n’y en a pas une mais une infinité. Ce que de manière convenue nous appelons irréel peut donc aussi être universel.
« C’est par le manque qu’on dit les choses…. Je crois que la plénitude du désir, de l’amour, de la chaleur, de l’aise à vivre ne comporte en soi aucun manque à être, donc ne peut pas se dire. Je crois que c’est à partir du manque d’être, d’être dans le désir, dans l’amour qu’on peut dire l’amour, le désir, l’été, l’inceste, c’est à dire le crime ».
Accords et âmes est une jeune compagnie théâtrale. Sa raison d’être ? Saisir l’âme des textes, leur donner corps, explorer divers auteurs et univers, conjuguer les talents d’artistes d’horizons différents :
Agatha de Marguerite Duras dans une mise en scène de Julie Rodrigue (Théâtre Les Enfants Terribles - du 29 janvier au 22 février 2008), Les Trompettes de la Mort de Tilly, dans une mise en scène de Ninon Pénard, en collaboration avec l’auteur (Bouffon Théâtre - du 15 avril au 17 mai 2008), révèlent un attachement à la diversité. Diversité des écritures, des univers, des possibilités de jeu et de lieux.
La compagnie travaille actuellement à la création de deux nouvelles de F. Scott Fitzgerald, adaptées pour le théâtre par Claude Merle en juillet 2007.
157, rue Pelleport 75020 Paris