En 1993, l’écriture d’Agnès avait été déclenchée par la lecture d’un témoignage d’une jeune femme victime d’inceste durant son enfance, suivie d’une représentation de L’École des femmes de Molière. J’avais été frappée par la proximité des situations et par la différence des éclairages. L’écriture de ma pièce dévoile cette friction avec la comédie de Molière, par le titre et prénom de celle qui est au centre de la pièce (Agnès). Un autre indice est le nom de Monsieur Delassouche, l’homme de la « bonne société » client du cabinet d’avocats où travaille Agnès adulte. Delassouche est accusé d’abus incestueux par sa fille, Agnès ne peut pas le défendre ; c’est son blocage professionnel qui provoque l’aveu amoureux de Pierre, lequel déclenche le récit d’Agnès sur son passé.
Agnès (1994), aborde franchement la question du viol incestueux et la nécessité pour Agnès de reconstruire sa vie par la parole pour se libérer de l’emprise. L’École des femmes (1662), éclaire tout autrement la question du désir incestueux et des souffrances qu’il peut générer. Écrites l’une «au nom de la fille », et l’autre « au nom du père », elles peuvent se répondre, ouvrir un chemin de compréhension et de réflexion. Dans ces deux textes, il est question d’amour, de désir, d’affection, de passion, de pouvoir et de face à face masculin/féminin.
Un enjeu essentiel est la parole d’Agnès. Parole empêchée, parole prise, parole reconquise. La parole, au coeur de la liberté. À la fin, il y a une résolution positive pour le personnage d’Agnès ; résolution amenée très différemment dans les deux pièces, ce qui souligne les différences fortes entre les deux sociétés et formes d’écriture dramatique.
Ce qui m’importe le plus en montant ces deux pièces est de poser la question du droit dans la relation homme/femme. Le droit que peut s’octroyer le masculin en voulant imposer au féminin - en particulier à la jeune fille vierge - son chemin de vie (chemin de croix parfois…). Et comment le féminin peut se libérer de la loi d’un masculin « tout puissant ».
L’École des femmes - réelle comédie avec des piques tragiques - et Agnès - pièce plus grave avec des piques comiques – proposent la même issue : la libération de celle qui était enfermée dans la loi d’un homme dont elle dépendait depuis l’enfance. Mettre en tension ces deux pièces permet de réfléchir à beaucoup de situations contemporaines ou historiques. Les deux pièces seront montées intégralement et sans entremêlement. Il s’agit de mettre en scène ces deux oeuvres, avec une troupe de comédiennes et dans une seule scénographie.
Est-ce qu’Agnès se souvient ? Est-ce qu’elle se souvient bien ? Est-ce qu’elle se souvient de tout ? Agnès dit : « J’aimais mon père. » Et, à son père, elle dit : « Je ne t’aime pas. » Quelle main sur sa bouche l’empêche de parler ? Quelles mains sur ses seins l’empêchent de respirer ? Agnès dit : « Je n’ai pas eu de père, mais un propriétaire. » L’amour est-il si fou ? Est-il si impossible ? Si près du sang ? Agnès dit : « Je me suis tue. » N’est-elle pas une gamine ? Ne doit-elle pas obéir ? Qui ose l’entendre ? Peut-elle échapper au silence ? Agnès dit : « Jamais je ne tomberai amoureuse.» Comment vivre depuis ça ?
Le Père : Dis que tu m’aimes. Je suis ton père.
Agnès, jeune fille : Je n’ai pas eu de père.
Le Père : Agnès !
Agnès, jeune fille : Je n’ai eu qu’un propriétaire.
Le Père : Je suis ton père ! Dis que tu m’aimes ! Dis-le ! Mon pauvre petit coeur, ma beauté, dis que tu m’aimes, dis. Je suis au bout de moi-même.
Cette distribution est exclusivement féminine car mon projet est de creuser, avec l’interprétation de tous les rôles par des comédiennes, la question homme/femme, dans le rapport aux corps, au jeu du pouvoir et de la séduction.
Impliquer une troupe de neuf comédiennes dans l’interprétation de ces pièces portant sur des sujets douloureux (le viol, l’inceste, l’adultère, le « cocuage »), c’est aussi une façon de proposer un regard et une distance ; s’éloigner du naturalisme afin de donner une lumière forte sur les textes. Chacune des neuf comédiennes sera l’interprète des deux pièces. Les rôles masculins et féminins seront tous joués par des femmes, en respectant les sexes des personnages.
L’option de la mise en scène étant de jouer le diptyque dans le même espace, le dispositif scénique propose un traitement de l’enfermement permettant de contenir deux pièces se situant dans un contexte et une temporalité différente.
Le dispositif consiste en une architecture qui évoque une arche, un castelet, une place forte. Sa perspective expressionniste renforce le regard de l’enfant sur le monde et donne un caractère dominateur à l’édifice comme l’autorité d’un père sur sa progéniture. Le traitement s’attache à jouer d’opacité et de transparence, cherchant un aspect épidermique, une carnation marbrée organique. La sensation d’enfermement est accentuée par l’espace vide du plateau.
Ce castelet permet une variation de point de vue : que ce soit le surplomb du toit terrasse ou les surgissements par la porte à tambour, les apparitions derrière la guillotine, il s’agit d’une scénographie dynamique qui propose du mouvement, des entrées et des sorties, où le dedans et le dehors sont imbriqués. Tout est à vue et pourtant tout est caché : le poids du secret ?
Pour les costumes, le travail de conception se fait sur plusieurs axes : la notion de diptyque et le masculin/féminin.
Tout d’abord il s’agit de traiter les deux pièces, en respectant l’époque et son costume, tout en faisant apparaître les liens qui existent entre elles.
Pour Agnès, le traitement du costume se ferait de manière naturaliste, en ayant à l’esprit que l’histoire racontée est le souvenir qu’Agnès adulte en a. Il s’agirait de faire sentir les années 70 à travers la coupe des vêtement, la matière ou encore la gamme colorée, sur lesquels on aurait passé un filtre, celui du souvenir. L’enjeu serait dans le traitement d’une époque, d’un milieu social, d’un cocon familial et des personnes qui y vivent. Quelle image cherchent-ils à donner de leur famille à l’extérieur, comment sont-ils dans leur intérieur ?
En ce qui concerne L’École des femmes, l’idée serait de suivre la silhouette 17ème de manière formelle, de s’amuser avec cette silhouette, tout en s’éloignant d’une reproduction classique, par exemple à travers l’utilisation d’un tissu plus moderne. L’utilisation d’un tissu à motif contemporain sur une silhouette purement 17ème permettrait de créer un décalage d’époque ainsi qu’un lien entre
les deux pièces.
Le traitement du masculin/féminin est aussi un axe important. Les comédiennes vont jouer des hommes et ainsi se travestir. Il s’agit de traiter ce travestissement et l’appliquer de manière concrète sans tomber dans les clichés de la représentation des sexes.
Le costume aiderait à révéler le masculin qui habite chaque femme, à moduler les apparences, en partant de chaque comédienne, et trouver l’homme qui sommeille en elle.
1, rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine