Débordante de vérité, avec ce parlé-chanté qui lui va si bien, Norah Krief nous entraîne cette fois-ci dans l’intime et dans « l’Astre d’Orient » de la plus grande chanteuse du monde arabe, Oum Kalsoum.
Elle n’est ni chanteuse ni comédienne : Norah Krief est bien plus que cela. Elle a incarné de tout son être les mots de Marivaux, Tchekhov, Beaumarchais, Molière... Et puis elle a chanté, de son entêtante voix de tête de fausse fille frêle, une inoubliable traversée éperdue de l’amour avec les Sonnets de Shakespeare, s’est glissée dans le combat et l’audace de Louise Labé avec le désir affranchi d’une femme d’aujourd’hui. Débordante de vérité, avec ce parlé-chanté qui lui va si bien, elle nous entraîne cette fois-ci dans l’intime et dans « l’Astre d’Orient » de la plus grande chanteuse du monde arabe, Oum Kalsoum.
Cette icône populaire, encore aujourd’hui, quarante-deux ans après sa mort, fait écho à la douce nostalgie d’un pays perdu, à la fierté d’être Arabe et aux souvenirs longtemps réprimés de la gamine Krief. On ne peut nier éternellement ses origines et c’est de la plus belle façon que Norah Krief, réconciliée avec ses vieux démons, rend hommage à sa mère, à tous les déracinés et leurs descendants. Dans une scénographie évocatrice et suggestive, trois musiciens dont le fidèle Frédéric Fresson l’accompagnent dans un imaginaire lointain et imagé, avec la douceur nécessaire à ce voyage intérieur.
« Dans un mélange de sensibilité et de pudeur, elle ouvre grand les portes de sa poétique personnelle, où nombre d'exilés pourront se reconnaître. » Télérama TT
À l’amour, aux pays, aux regrets, aux ruines de la vie.
Quand Wajdi Mouawad m’a proposé de chanter un extrait d’Al Atlal, ce long poème d’Ibrahim Nagi interprété par Oum Kalsoum, c’était en janvier 2016 dans la pièce Phèdre(s) mise en scène par Krzysztof Warlikowski. En écoutant cette chanson, j’ai eu une montée de nostalgie. Je revoyais ma mère concasser au mortier son café, le moudre fin comme de la farine me disaitelle, le mettre dans sa zazoua sur le feu doux du kanoun, ajouter une goutte d’eau de fleur d’oranger, tout ça dans notre jardin de banlieue parisienne. Elle restait concentrée, surveillant avec vigilance le frémissement du café qui dégageait un arôme de noisette grillée. Et c’était long, ça bouillait lentement, elle retirait, et remettait la zazoua sur le feu tout en écoutant Oum Kalsoum sur le tourne-disque de la maison. J’étais trop jeune pour comprendre ce que représentait ce moment qui s’étirait dans l’après-midi, et ce besoin essentiel qu’elle avait de passer quelques heures avec Oum Kalsoum. L’amour perdu, le regret, le pays, ces mélodies orientales, cela ne me parlait pas. Cette langue, l’arabe, diffusée à plein volume dans le jardin, m’agressait, je ne la comprenais pas et la rejetais. Je pense que j’avais honte au plus profond de moi, je cherchais plutôt comment m’intégrer à l’école, et surtout comment faire avec le regard des voisins, ça c’était fondamental. Aujourd’hui j’ai besoin de chanter ce poème en entier, de retrouver la langue arabe et je décide d’en faire un temps de représentation, de concert, de théâtre musical.
Je ne parviens pas à t’oublier toi qui m’avais séduite par tes discours si doux et raffinés… Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux… Mon désir de toi me brûle l’âme, et le temps de ton absence n’est que braises cuisantes… Rends-moi ma liberté et brise mes chaînes, je t’ai tout donné et il ne me reste plus rien…
Le poème est écrit au présent, son adresse est directe, active et revendique la liberté avec exigence. En 1960, Oum Kalsoum chante devant le peuple égyptien et devant tout le Moyen-Orient en invitant les femmes à ôter leur voile. Ma mère était juive et n’en portait pas, mais vivait au quotidien avec une grande liberté.
Et c’est maintenant que la voix inouïe d’Oum Kalsoum et ses modulations orientales me fascinent, ainsi que sa façon d’instaurer un rituel avec le public, d’être dans une interaction constante avec lui. Ses improvisations mélodiques et sa joie à chanter la nostalgie participent de ma nécessité à construire cette proposition personnelle.
Al Atlal signifie Les Ruines. Il raconte les vestiges d’un amour et le rêve d’un pays perdu. Il résonne en moi, et je demande à l’écrivain et dramaturge Wajdi Mouawad d’échanger et mettre en dialogue avec ce poème, avec ce chant une dramaturgie qui comprendrait des lettres adressées à ma mère, des témoignages de personnes qui ont vécu l’exil.
Je commencerai à chanter Al Atlal pour ces témoins, grâce à eux. Je chanterai le pays perdu, les parents disparus, le plaisir et besoin de faire ressurgir ces souvenirs, ces odeurs sensuelles et érotiques. On pourrait servir le café de ma mère, du thé à la menthe… Depuis des années, je travaille avec Frédéric Fresson, pianiste et compositeur (avec qui nous avons créé notamment le spectacle Les Sonnets de Shakespeare). C’est à lui que je confierai la direction musicale. La musique de ce poème sera interprétée par un trio de musiciens multiinstrumentistes. Ces musiciens nous guident : Yousef Zayed, percussionniste et oudiste formé à la musique orientale et classique au conservatoire de Ramallah et Lucien Zerrad, musicien et producteur aimant croiser les musiques du monde. Des artistes avec lesquels échanger partager et inventer un terrain de jeu singulier.
Norah Krief - printemps 2017
20, avenue Marc Sangnier 75014 Paris