« La littérature est sporadiquement présente dans mon travail. J’ai souvent besoin de paroles », affirme Angelin Preljocaj. Ainsi, Pascal Quignard lui cisèlera L’Anoure, un texte pour sa chorégraphie. Puis le chorégraphe se fera danseur/comédien le temps d’interpréter Le Funambule de Jean Genet. Enfin, il y aura la rencontre avec Laurent Mauvignier dont Angelin Preljocaj met en geste le récit Ce que j’appelle oubli en 2012.
Sa dernière création, Retour à Berratham, les réunit à nouveau par le biais d’une commande pour la danse. « Une tragédie épique contemporaine, telle était ma demande à Laurent Mauvignier. » Le chorégraphe a une nouvelle fois la volonté d’explorer les mouvements humains tout autant que les mots.
Danseurs et comédiens sont présents sur scène dans une scénographie du plasticien Adel Abdessemed, « un artiste habité par la violence de nos sociétés », pour reprendre les paroles du chorégraphe.
Les états du corps après la guerre traversent ces lignes. « L’histoire débute là où une pièce de guerre se terminerait », écrit Laurent Mauvignier. Aux yeux d’Angelin Preljocaj, il s’agit surtout d’une quête, celle de ce jeune homme qui revient à Berratham à la recherche de celle qu’il aime, Katja. Il ne reconnaît plus rien. Et en cherchant Katja, il se retourne sur son enfance, son passé. Cette transfiguration des êtres et des lieux est montrée dans le texte. Ce sont les dommages collatéraux qui sont en jeu.
Pour Laurent Mauvignier, « cette histoire est également l’onde de choc de la violence, de la mémoire meurtrie, de l’instinct de survie ». À la danse d’Angelin Preljocaj d’apaiser les plaies. Pour Katja. Pour nous.
Philippe Noisette
« Dilatation de l’action sur l’immense plateau, vigueur tranchante de certaines scènes, capacité à rivaliser avec lui-même pour encore bousculer son écriture, Retour à Berratham, dans le décor souple et rude du plasticien Adel Abdessemed, en jette et atteint sa cible : trouver des moyens insolites de raconter par les mots et les mouvements une histoire sans émarger à une danse-théâtre reconnaissable. Quitte à faire de la scène la chambre d’écho d’une polyphonie vocale. » Rosita Boisseau, Le Monde, 20 juillet 2015
– Parce que pour lui, la guerre, ça veut dire revivre la mort d’une femme qu’on a aimée si longtemps qu’on ne croyait pas imaginable qu’un jour des hommes à peine plus vieux que des gosses surgiraient des camions et qu’ils feraient descendre toutes les femmes de l’immeuble, une à une, fouillant à chaque étage, porte à porte, dans chaque pièce, chaque chambre, chaque placard, les menaçant et les frappant, puis qu’ils les réuniraient et les forceraient à se déshabiller dans l’arrière-cour où d’habitude résonnaient seulement les cris des enfants ou le vent claquant contre les draps.
Oui, bien avant, c’était impensable aussi de se dire qu’un jour les soldats encercleraient les femmes aux peaux nues et glacées et qu’ils les abattraient les unes après les autres. Une à une. Pour qu’elles crient. Pour qu’elles paniquent. Pour laisser des hommes seuls avec des enfants. Pour entendre longtemps le bruit des douilles résonnant sur les dalles. Uniquement pour que les hommes et les enfants derrière leur fenêtre comprennent qu’on ne doit pas résister, qu’on ne doit pas poser de bombes contre les soldats ni penser qu’on peut vaincre l’occupant. Uniquement pour que les cris des femmes et les coups de feu montent si haut dans les immeubles qu’ils deviennent la terreur elle-même et soient si effrayants que chacun en gardera la peur plaquée à l’âme jusqu’à la fin de ses jours.
(…)
– Lorsqu’il remarque le couple avec le bébé, il court vers eux, il se dit que eux, peut-être, comme si eux seuls pouvaient savoir ? Mais ils ne l’ont pas vue. Ils n’ont rien vu.
JH – Je cherche quelqu’un. Une femme.
JF (à son compagnon) – Dis-lui de partir.
JH – Peut-être qu’elle est passée ici il n’y a pas longtemps ? Je me disais, peut-être que –
Compagnon – On l’a pas vue. On a vu personne. Passe ton chemin.
JF – Il y a que nous ici.
JH – Pourquoi vous reculez ?
Compagnon – Laisse-nous, fous le camp.
JH – Qu’est-ce que vous avez ? Pourquoi vous le cachez comme ça ?
JF – Laisse-nous, dégage.
Compagnon – Dégage on te dit. Dégage !
Retour à Berratham est publié aux Éditions de Minuit.
J'ai beaucoup apprécié ce spectacle original.
J'ai beaucoup apprécié ce spectacle original.
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